Si vous maîtrisez l'anglais américain...

Le texte original : Confessions of a lazy dumpster diver.

Les essais de Joe Bageant sont joliment mis au format PDF par le site Coldtype.

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Lisez les traductions des essais de Joe Bageant.

Joe bageant est né en 1946 à Winchester en Virginie. Vétéran du Vietnam et du mouvement hippie, il a débuté sa carrière de journaliste en chroniquant la contre-culture des années 70. Ses essais politiques publiés sur l'internet anglophone lui ont conquis un vaste public •

Les confessions d'un glaneur paresseux

Par un lecteur de Joe Bageant
1er juillet 2008

Salut Joe,

1. Le Kool-Aid est une boisson synthétique (populairement utilisée comme teinture textile et capillaire). Dans les années 1960-70, l'expression drinking the Kool-Aid signifiait adopter les pratiques de consommation du LSD. Aujourd'hui, cette expression s'entend dans le sens d'embrasser aveuglément une cause.

2. Dans le texte : stimulus check. Il s'agit d'une subvention directe des particuliers américains destinée à stimuler l'économie par la relance de la consommation. Cette opération de distribution d'argent fait parti d'un ensemble de mesures baptisé Economic Stimulus Act of 2008 (Loi de stimulation économique de 2008), comprenant également des abattements fiscaux pour les particuliers et les sociétés, ainsi qu'un relèvement des montants maximaux des crédits immobiliers. Il est intéressant de remarquer que cette manne gouvernementale est tombée opportunément à quelques mois des élections présidentielles.

3. China-Mart est un jeu de mot combinant made in China avec Wal-Mart (la plus grande entreprise de distribution du monde, et le plus gros employeur privé aux États-Unis).

4. Si en France l'expression sécurité sociale se confond avec la Sécurité sociale au point d'être circonscrite aux questions d'assurance santé, elle a conservé dans le monde anglophone son sens général, c'est à dire qu'en plus de l'assurance santé elle englobe les questions d'assurance vieillesse et d'assurance emploi. En ce qui concerne la Social Security Administration américaine, c'est un organisme fédéral dont l'objet est le versement des pensions de retraite, de veuvage et de handicap. Elle participe aux programmes d'assurance santé en tant qu'interface avec les assurés, bien que ces programmes ne ressortent pas de sa responsabilité.

5. Dans le texte : we care so much about your blight — errr plight.

6. Supplemental Security Income, une allocation versée aux vieillards et aux handicapés à faibles ressources.

Je n'ai découvert votre site que récemment et je me demande pourquoi il m'a fallu être connecté deux ans pour découvrir une telle sagesse et une telle vérité. Je vous ai trouvé en suivant des liens qui reliaient à des liens. Je sais que les gens plus jeunes appellent cela surfer, mais je vois ça comme prospecter de l'or dans une rivière polluée. Plonge après plonge dans la rivière de l'internet, on trouve les restes d'une montagne de terrain libre, autrefois imposante, parmi les pierres et la boue, sous l'avancée inexorable des glaciers du gouvernement affairiste. Mêlée aux débris de notre liberté se trouve une grande quantité de trucs non-identifiés qui passent pour de la pensée politique, qui ont l'odeur suspecte de la merde de poisson et de grenouille. Mais l'odeur louche des mensonges politiques se perd dans la puanteur écrasante des toxines sociales et physiques dans lesquelles nous sommes forcés de nous baigner et de boire par nos maîtres affairistes. L'arôme de la décoction devient si infecte qu'il est difficile même pour le plus inconséquent de continuer à l'appeler Kool-Aid1.

Mais pour revenir à ma mauvaise analogie originelle, imaginez ma surprise quand j'ai plongé dans la rivière et trouvé la brillante pépite d'or de votre perspicacité parmi les tas de déchets familiers. J'ai crié : Oui ! — induisant tout le monde dans la bibliothèque à supposer que j'avais finalement reçu mon chèque stimulant2 et pouvait me diriger vers China-Mart3 pour consommer.

Non que j'aie reçu un chèque stimulant. Une clef pour participer à ce plan d'apaisement, pour gonfler les chiffres du produit intérieur brut afin que la dépression croissante ait l'air d'une récession juste un peu plus longtemps et pour subventionner les sociétés, était d'avoir un revenu qualifiant. Même les travailleurs pauvres et les retraités pauvres de la Sécurité sociale4 ont dû jouer le jeu du gouvernement : Nous sommes si préoccupés par votre suppuration — heu... situation5 — que nous vous donnons du véritable argent et que nous vous supplions de le dépenser. Seuls les pauvres sans travail et chroniquement inemployés, vivant sous les ponts, campés le long des ruisseaux pollués dans les zones industrielles abandonnées, et subsistant dans des voitures rouillées au fond des décharges n'avaient pas besoin d'aider l'économie. Mais aussi ces épaves l'auraient utilisé pour de la nourriture ou, Dieu les en garde, pour acheter une arme illégale et abattre un républicain. On ne peut pas donner autant d'argent à des gens qui n'ont rien a perdre ou une sale merde pourrait s'ensuivre.

Un autre groupe qui n'a pas eu à jouer le jeu du Dépensez pour l'Amérique cette fois est ceux qui vivent (j'utilise le terme très approximativement) du revenu complémentaire de sécurité6. Puisqu'ils sont payés sur le fonds général de l'argent des contribuables (lisez : l'argent des travailleurs pauvres) plutôt que sur l'autre fonds général des taxes de la Sécurité sociale, et parce que ce groupe d'estropiés et d'attardés réduit déjà l'argent disponible pour les dépenses militaires et la construction de l'empire (et que peu d'entre eux votent de toute façon), l'économie n'a pas besoin d'être davantage stimulée par eux. Bon Dieu, nous leur donnons six cents dollars entiers par mois maintenant et tout le monde sait que la plupart d'entre eux font probablement semblant d'être des demeurés boiteux — contrairement aux législateurs qui sont réellement des demeurés. Qu'est-ce que les crétins mentalement et physiquement défectueux veulent que nous fassions ? Les traiter comme de vraies personnes ? Si nous pouvions seulement les tuer (plus vite que nous le faisons) comme le faisait Hitler.

7. L'éléphant est la mascotte du Parti Républicain.

Non que je reçoive le revenu complémentaire de sécurité. Mon revenu pour les huit dernières années a presque été de zéro, mais je sais que je suis de la classe moyenne. Franchement, j'ai vécu des déchets des autres gens — c'est à dire tous ces trucs parfaitement bons que la vraie classe moyenne jette pour faire de la place et acheter plus de merde. La bonne nouvelle est que, puisque je n'avais pas un vrai boulot, une voiture, ou le désir d'acheter quoi que ce soit d'inutile, je pouvais passer beaucoup de temps dans les bibliothèques à poursuivre mon auto-éducation et mon empreinte écologique ressemblait à des traces de souris parmi ces éléphants (jeu de mot volontaire7).

La mauvaise nouvelle est que certaines personnes se fichent de mon style de vie oisif. Le frère de ma femme, qui a un quotient intellectuel environ soixante-dix points plus bas que le mien (et je suis peut-être gentil sur ces points de quotient intellectuel), passe occasionnellement pour demander que j'aille travailler et faire de l'argent — pour le donner à sa sœur pour qu'il puisse lui emprunter, bien sûr. Je lui dis que seule la Réserve fédérale fait de l'argent, le reste d'entre nous ne fait que le blanchir et leur rendre. C'est juste furieusement antipatriotique d'être un lecteur de livres improductif dans cette société, sans contribuer en rien à la croissance — bien que tout ce que je vois croître soit l'ignorance, la pauvreté et le désespoir.

8. Habitat For Humanity International est une organisation chrétienne non gouvernementale à but non lucratif, dont l'objet est de bâtir des logements vendus à prix coûtant.

9. Il est indispensable lorsqu'on lit des textes politiques américains de garder à l'esprit que le mot liberals y désigne, à l'inverse de l'usage français actuel, des gens de gauche. En revanche, les gens que nous appelons libéraux ou ultra-libéraux sont en Amérique des neo-conservatives (parfois abrégé en neo-cons). L'usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l'étymologie. De plus, l'appellation neo-cons a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l'adopter.

Je fais plus que lire. Il y a une paire d'années je suis allé à l'Habitat pour l'humanité8 local me porter volontaire pour aider à construire des maisons pour les pauvres. Je supposais que j'aiderais des sans-logis à se mettre à l'abri de la pluie et du froid. Je supposais aussi que l'organisation serait pleine à craquer de libéraux9 et d'autres socialistes et cocos inspirés à faire leur petite part pour soulager la souffrance du pauvre. Imaginez ma surprise de trouver une foule de chrétiens de droite prétendant servir le pauvre en se servant eux-mêmes.

Je n'ai jamais été sur un chantier (avec toute la propagande et le battage chiés par la presse de l'élite locale sur leur sacré bon Dieu de droiture d'avoir vraiment fait quelque chose de leurs mains pour aider un pauvre enculé à s'en sortir). Bien sûr, personne n'a attiré l'attention sur le fait que les dirigeants locaux de l'organisation (la mafia de la pauvreté) étaient bien payés, donnaient à leurs proches des boulots payés, et détournaient et volaient tout ce qu'ils pouvaient, donnant un tour entièrement nouveau à l'expression chrétienne imposition des mains.

Comme j'avais lu beaucoup de livres techniques, j'ai été envoyé au magasin local d'Habitat pour l'humanité pour réparer les appareils donnés pour être vendus pour rassembler de l'argent pour construire des maisons pour les pauvres. J'ai vite appris que les pauvres en question ne pouvaient pas être trop pauvres, trop idiots ou handicapés pour obtenir ou garder un vrai boulot ou pour remplir les conditions d'un emprunt. Et même si j'étais le bienvenu pour réparer des trucs et leur faire de l'argent, j'étais trop pauvre pour remplir les conditions du programme. Alors pendant un an j'ai regardé les proches de la gérante du magasin qui était la copine mariée du directeur, pasteur convers chrétien et marié, charger la bonne camelote dans le coffre de leur voiture tandis que la merde fabriquée en Chine allait au rez-de-chaussée pour être vendue aux gentils idiots qui savaient qu'ils aidaient les enfants. Pour sûr, des enfants ont été aidés. La gérante a obtenu une maison — après avoir donné de la chatte régulièrement au directeur, alors ses enfants ne seront pas sous la pluie aussi longtemps que maman continuera de faire la pute pour Jésus.

10. Dans le texte : bible-thumping, une expression qui évoque le geste de taper de la main sur une bible pour appuyer un prêche.

11. Albert Arnold Gore junior et John Forbes Kerry étaient les candidats présentés par le Parti Démocrate contre George Walker Bush aux élections présidentielles de 2000 et de 2004 respectivement.

Il y avait un employé payé dans le magasin qui n'était pas en famille avec la gérante. En plus d'être le non-parent alibi, il était aussi le libéral de gauche non-ressasseur de Bible10 alibi parmi nous, un cœur d'artichaud qui avait voté à la fois pour Gore et Kerry11. Il parlait bien, mais j'ai su que ce n'était que des conneries un jour où j'étais au magasin plus tard que d'habitude et que je l'ai trouvé sur le quai de chargement derrière, juste avant la fermeture, avec un jet d'eau, arrosant le contenu de la benne. Je lui ai demandé par une authentique curiosité pourquoi il gaspillait une précieuse eau fraîche pour mouiller les ordures. Il a répondu que beaucoup de vêtements qui n'avaient pas été vendus avaient été débarrassés du magasin et jetés ce jour là et que s'il ne mouillait pas tout un sacré bon Dieu de feignant de clochard sans-logis pourrait bien voler la camelote.

12. Dans le texte : Jesus H. Christ.

13. Les born again Christians sont des personnes ayant redécouvert la foi et la pratique religieuse.

14. Dans le texte : dumpster divers, littéralement des plongeurs en benne.

15. Dans le texte : white trash, littéralement l'ordure blanche, c'est à dire les Américains blancs pauvres.

Jésus le Christ12 et passe la moutarde ! Nous ne pouvons pas laisser ces connards de sans-logis foutre en l'air notre travail pour aider les pauvres, ou ralentir le flot d'ordure vers la décharge. Quand je lui ai avoué que je ne saisissais pas bien la logique de foutre en l'air intentionnellement des vêtements pour que des gens vraiment pauvres soient découragés de les prendre, il m'a expliqué que le patron (lire : un connard de fasciste chrétien ressuscité13) craignait que des glaneurs14 (sur un ton qui faisait sonner racaille blanche15 comme un compliment) changeraient notre benne en auge porcine de clochards sans-logis, ce qui pourrait amener des drogués et des putes à dormir sur le quai de chargement qui a une sorte de toit. Ça foutrait vraiment en l'air l'image d'un endroit appelé Habitat pour l'humanité.

16. Un site de vente aux enchères.

17. À mon avis, peut-être mal éclairé, un bon vieux fil à linge satisfait parfaitement cette description.

Mon ami de gauche et à l'évidence très bon Allemand m'a révélé que le directeur, qui fournissait aussi l'assistance spirituelle à la population de la prison locale — quand le directeur n'était pas en train de baiser la gérante ou de vendre sur eBay16 la bonne camelote que ses proches avaient barboté dans les donations — faisait même passer ses potes de la police près de la benne la nuit pour décourager les clochards de voler les ordures. Il n'y a que dans le cloaque ignorant de l'Amérique que quelqu'un peut penser et agir de cette façon tout en croyant vraiment qu'ils sont les gens bons et moraux. J'ai mis fin à mon bénévolat pour les idiots baisent pour l'inhumanité quelques jours plus tard sans prendre la peine d'expliquer que presque tous les sans-logis possèdent et comprennent le fonctionnement des séchoirs à vêtements solaires17.

En tout cas, le but de ce courrier était de dire que j'avais vraiment eu plaisir à me gorger de vos essais ces derniers jours. C'était censé être une harangue sur les nouvelles prisons pour débiteurs dans ce pays, mais vous savez comme l'écriture et les harangues peuvent être imprévisibles. Peut-être que si mon avocat zélé, commis d'office et républicain, me sauve du juge fasciste je-ne-fais-que-mon-devoir demain matin et m'obtient un peu plus de temps pour trouver un vrai boulot dans cette économie florissante (oui, c'est une histoire de pension alimentaire), je reviendrai pour raconter l'histoire. Sinon, pendant que je passerai le temps dans les jolies et nouvelles installations pénales privatisées que quelqu'un a la témérité d'appeler un centre de justice pour mon crime d'être pauvre (lire : insolent), je saurai que, aussi longtemps que vous êtes là pour contribuer à l'éveil de quelques-uns, le loup en habit de mouton n'a pas encore gagné.

Avec admiration,
Fred

PS : J'ai pris cet ordinateur dans la benne d'Habitat pour l'humanité il y a deux ans, sans permission, afin de voir ce que c'était que cette chose, l'internet. Alors, à l'évidence, j'ai bien des tendances criminelles.

Fred, quelle merveilleuse putain de lettre ! Je l'ai lue et je me suis roulé par terre. Je l'ai lue à ma femme Barbara et elle a craché du vin par le nez. Le meilleur humour est celui avec la piqûre de l'amère vérité.

Bien que toutes ces louanges ne soient pas méritées, je suis honoré que vous ayez pris le temps d'écrire. Si vous avez un numéro de téléphone où l'on peut vous joindre, sûr que j'aimerais bien vous appeler un jour. Je cherche toujours des gens à qui je peux piquer des plans •

Dans l'art et le travail,
Joe