Et dire qu'il suffit de ne pas avoir de télévision !
Il y a quelques années de cela, le Service du contrôle de la redevance audiovisuelle m'écrivait régulièrement, sur un ton poli mais légèrement menaçant, pour m'inciter à confesser la possession d'un poste de télévision. Puis l'administration s'est lassée, et j'ai pu croire un temps que mon mode de vie arriéré avait été, sinon approuvé, du moins reconnu. Cette croyance s'est trouvée renforcée quand le Ministère des finances a décidé d'inclure dans le formulaire de déclaration des revenus une case à cocher chaque année par les contribuables ne possédant pas de poste de télévision. Désormais, pensais-je, l'État et moi-même allions faire l'économie d'une correspondance aussi inutile que monotone. J'étais candide.
On a beau vivre une époque de liberté et d'individualisme, il se trouve toujours des signes de sa propre anormalité que l'on ne peut ignorer, particulièrement lorsqu'ils portent l'entête du Trésor public. Le Service du contrôle de la redevance audiovisuelle, toujours sceptique, m'a adressé l'an passé la lettre que voici :
Madame, Monsieur,
Je me suis présenté à votre domicile à 11h45 afin de pouvoir vérifier, comme vous l'avez déclaré, que vous ne détenez pas d'appareil récepteur de télévision dans votre résidence.
En raison de votre absence, je n'ai pu procéder à cette vérification.
Si vous reconnaissez détenir un appareil récepteur de télévision, je vous invite à régulariser votre situation en renvoyant la déclaration rectificative ci-dessous complétée et signée. Un avis d'imposition de 116 euros vous sera ultérieurement adressé. En effet à titre exceptionnel, aucune amende ne sera appliquée.
Si vous confirmez ne pas détenir d'appareil récepteur de télévision, vous devez également renvoyer la déclaration ci-dessous complétée et signée.
Je me tiens à votre disposition pour tout renseignement complémentaire et vous prie de croire, Madame, Monsieur, à l'assurance de ma considération distinguée.
Ce qui est nouveau dans la démarche, c'est que le récipiendaire doit renvoyer la déclaration jointe même s'il ne s'est pas trompé dans sa déclaration initiale. Ce qui n'a pas changé, c'est que l'administration ne fournit pas l'enveloppe réponse préaffranchie. Soucieux d'épargner à l'État le moindre doute sur ma situation télévisuelle, j'ai pris la peine de joindre à ma redéclaration de non détention d'un poste de télévision cette lettre :
Madame, Monsieur,
Vous vous êtes présenté à mon domicile à 11h45 afin de pouvoir vérifier si, comme je l'indique chaque année sur ma déclaration de revenu, je ne détiens pas d'appareil récepteur de télévision dans ma résidence.
À mon avis, la raison pour laquelle vous n'avez pu procéder à cette vérification est que vous m'avez rendu visite à une heure où je me trouve habituellement à mon travail, comme vous même et la plupart des gens.
Je confirme et réitère ne pas détenir d'appareil récepteur de télévision, ni grand, ni petit, ni ancien, ni récent, ni plat, ni portatif, ni noir et blanc, ni d'aucune autre sorte. Je précise à toute fin utile que les seuls appareils se trouvant à proximité de la prise d'antenne installée dans ce logement par un précédent occupant sont : un grille-pain, une bouilloire électrique, un four à micro-ondes, une cocotte à riz et une petite machine à laver proposant de nombreux programmes certes, mais dont aucun ne s'apparente de près ou de loin à ceux de la télévision. Je déclare ne jamais avoir possédé, loué ou emprunté de récepteur de télévision, ne pas lorgner sur le récepteur de télévision de mes voisins dont les fenêtres donnent sur notre cour commune et faire de mon mieux pour ne pas prêter attention à l'émission sonore de quelque récepteur de télévision que ce soit malgré la proportion étonnamment élevée de personnes souffrant manifestement de déficiences auditives dans mon immeuble. Je jure sur l'honneur n'avoir jamais eu l'intention d'introduire un récepteur de télévision dans mon foyer depuis que j'ai quitté celui de mes parents, cela malgré l'insistance des drogués télévisuels de mon entourage à vouloir m'équiper de l'instrument de leur vice sur leurs propres deniers. Enfin je porte à la connaissance de l'administration mon dégoût viscéral pour la chose télévisuelle tant dans sa forme que dans son contenu et exprime le vœu que l'État protège un jour prochain les mineurs et les usagers des lieux publiques de la consommation de télévision aussi fermement que de la consommation de tabac.
Étant enjoint par votre courrier à vous déclarer une fois de plus ma non détention d'un appareil récepteur de télévision, je vous prie de trouver ci-joint ma déclaration dûment complétée et signée. Je vous serais reconnaissant, à titre exceptionnel, de me rembourser l'affranchissement de ce courrier. Il me semble en effet que si l'État est disposé à exonérer du paiement de l'amende les contribuables ayant effectué une fausse déclaration, il serait juste et raisonnable que les contribuables ayant effectué de vraies déclarations soient dispensés de payer le timbre nécessaire à la réitération de celles-ci.
Dans l'attente de votre réponse que j'espère positive, je me tiens à votre disposition pour toute déclaration supplémentaire et vous prie de croire Madame, Monsieur, à l'assurance de ma respectueuse considération.
Après ce déchaînement de correspondance administrative, une page de poésie.
L'odyssée immobile
L'homme contemporain est un zéro tragique
Un rebut du destin, un Ulysse psychique
Qu'une Olympe usurière, pour sa distraction
Chassa vers les chimères de la télévision
Polyphème le retient prisonnier en son œil
De bronze, hypnotisé, ceinturé au fauteuil
Hermès, joignant Circé, bourre son crâne de pourceau
De babil éolien, de pilules de loto
Tandis que les sirènes poussent leur chant pénible
Scylla suce, obscène, ce cerveau disponible
Et Charybde, obsédée, chaponne le micheton
Ni sa molle paresse, ni la nymphe salope
Ne laisseront Ulysse retrouver Pénélope
Moribond possédé par le dieu Possédons
T'as pas la télé ? Elle est en tombée en panne ?
C'est vrai, t'as pas la télé ?
Mais pourquoi ?
Il y a de bonnes émissions quand même.
Qu'est-ce que tu fais chez toi le soir ?
Tu dois t'ennuyer.
On en a une vieille qui ne nous sert plus, tu la veux ?
Non, t'es sûr ?
Tu sais, tu peux l'avoir sur l'ordinateur maintenant.
Bon, pour les films c'est quand même mieux sur un grand écran.
Avec les trucs qu'ils font maintenant on est comme au cinéma.
Le cinéma on n'y va plus c'est trop cher.
Et puis on achète beaucoup de dévédés de toute façon.
Mais alors, tu les regardes comment les informations ?
C'est vrai qu'ils passent tellement de bêtises.
C'est de pire en pire !
Nous c'est pour les enfants.
On ne la regarde presque plus.
D'ailleurs on va résilier l'un des abonnements, ça nous fait trop.
Franchement, si on le voulait on pourrait très bien vivre sans télé.
Oui, c'est vrai, je n'ai pas de télévision.
Je n'ai pas non plus de machine à coudre, de robot de cuisine multifonctions, de rameur d'appartement, de barbecue à gaz ni de cireuse de parquet.
Jamais on ne me demande pourquoi je ne possède pas l'un de ces objets ni un presse-agrume électrique, une décolleuse à papier-peint, un détecteur de métaux, un photocopieur relieur ou un bilboquet.
Mais la télévision est différente.
Tout le monde a une télévision — ou presque.
Si l'on n'en possède pas on a sûrement une raison, un argumentaire poli par des années de militantisme, une conviction personnelle ou religieuse, un caractère d'ascète bougon tenté par l'érémitisme, voire un traumatisme enfantin jamais surmonté tel que la terreur du générique des Dossiers de l'écran.
J'ose à peine l'avouer publiquement, mais la seule justification honnête à ma non-détention d'un appareil récepteur de télévision
comme dit l'administration, est que si j'en détenais un je regarderais n'importe quoi avec assiduité.
Quand on est pas sûr de résister à la tentation de l'alcool, on ne laisse pas une bouteille entrer chez soi.
Vous devez trouver que je suis une mauviette inepte et que je pousse un peu le bouchon en comparant la consommation de télévision à la consommation des drogues légales que sont le tabac et l'alcool.
Vous n'avez peut-être pas tort pour l'aspect mauviette.
Pour l'accoutumance à la télévision, ne zappez pas, je vais y revenir.
1. Si vous comprenez ce titre, il faut vous rendre à l'évidence : vous n'êtes plus très jeune. Si vous ne le comprenez pas cela ne prouve rien.
Aaah ! Dou-dou-dou-dou-dou-dou-dou-dou1...
Chaque fois que j'assiste à une discussion de table ou de comptoir sur les mérites de la télévision, je constate un large consensus sur deux points : la télévision ne passe que des conneries
et il y a quand même des émissions qui valent le coup
.
Je ne peux que souscrire à l'opinion collective.
À l'époque où je regardais encore la télévision elle diffusait déjà principalement des conneries et il me semble bien qu'il y avait des émissions dignes d'intérêt.
Je suis moins enclin à approuver mes contemporains lorsqu'ils estiment que les programmes de télévision se sont dégradés, comme les mœurs, la vie publique et le temps qu'il fait.
En tout cas, les émissions unanimement considérées comme imbéciles — même par les téléspectateurs qui les regardent fidèlement — ne me semblent pas différentes dans leur principe des émissions débiles qui les ont précédées de dix ou vingt ans.
Autrefois, la télévision n'aurait jamais osé montrer ce qu'elle montre maintenant
, dit-on.
Elle a pourtant bien dû oser un jour — et même souvent — pour devenir la télévision actuelle.
Cela s'est fait assez progressivement pour ne pas susciter une opposition politiquement solide, et assez vite pour bénéficier d'une bonne couverture de presse à chaque scandale factice.
Même si la télévision avait fait brusquement un bond de vingt ans dans son avenir, je doute qu'une nation incapable de défendre ses biens collectifs, ses institutions sociales et les revenus de son travail se soit soudainement levée pour exiger des programmes de télévision décents.
(Mais l'argument est faible car j'imagine aisément un soulèvement populaire si à l'inverse on ramenait la télévision vingt ans en arrière, c'est à dire à des programmes qui devaient être meilleurs puisque tant de gens s'accordent à les trouver de pire en pire.)
Mais attendez, comment peut-il donner son avis s'il ne regarde plus la télé ?
Bonne question.
La réponse est que l'on n'échappe jamais complètement à la promiscuité avec cet objet.
En visite chez des amis, en famille, de plus en plus souvent au bistrot et même dans certains restaurants, la télévision est là qui ronronne et irradie aussi sûrement que le poêle ou la cheminée jadis (pour être de ce temps ne devrait-on pas dire, par exemple : femme à l'écran
plutôt que femme au foyer
?).
Bon gré, mal gré, je regarde encore la télévision quelques heures par an.
Ce que je vois, c'est que la télévision n'a pas changé de nature mais de densité.
Le rythme est plus rapide, l'image plus chargée, la bande sonore plus nourrie.
Les gens qui font la télévision se sont simplement rendus compte que pour garder le téléspectateur et son cerveau disponibles le plus longtemps possible, il suffit de leur perfuser une dose soutenue de stimulation visuelle et auditive.
Pendant que le public et la presse écrite débattent du fond, l'industrie de la télévision se concentre sur l'essentiel : la forme.
Le contenu des programmes a pour principal effet de sélectionner une catégorie de téléspectateurs.
Ainsi, quand on souhaite vendre aux annonceurs publicitaires du temps de cerveau de gens instruits, on donne dans le culturel, l'intelligent et le bienséant — les bonnes émissions
d'après le public visé.
Plus il y a de chaînes disponibles, plus on ajuste les programmes à des tranches fines de la population : par âge, par sexe (voire par orientation sexuelle), par religion, par origine géographique, par milieu social — donc par revenu et par profil de consommation.
Ainsi l'annonceur est assuré que la plupart des individus qui verront sa réclame sont bien des acheteurs potentiels de sa marchandise.
Mais ce n'est pas cela qui induit le besoin d'allumer la télévision et inhibe la volonté de l'éteindre.
C'est le clignotement qui nous attire.
Je ne vous sens pas convaincu.
Vous êtes persuadé que la télévision captive le spectateur d'abord par ce qu'elle donne à voir et à entendre, et certainement pas par un simple effet physiologique.
D'ailleurs, pensez-vous, personne ne regarderait une télévision qui ne montrerait que des images sans scénario, sans signification, et c'est pour cela qu'il n'en existe pas.
Et bien détrompez-vous, la télévision sans le moindre contenu narratif existe, elle est même en pleine croissance.
Comme il y a des écrans partout, il y a désormais des caméras presque à chaque coin de rue, aux portes des immeubles, dans les commerces, les lieux publiques et parfois jusque dans les bureaux.
Bien sûr, il s'agit de télévision en circuit fermé et l'on ne diffuse pas ces images aux particuliers entrecoupées de pages de publicité.
Mais leur existence et leur absolue vacuité permet de vérifier la puissance d'attraction propre à l'écran allumé.
J'en ai fait l'expérience un jour où je rendais visite à un ami à son travail.
On venait de lui installer un circuit de surveillance dans la boutique attenante, et l'écran réunissant le signal des caméras pointées sur les rayonnages trônait sur son bureau.
Au cours de la conversation, nos deux paires d'yeux revenaient sans cesse vers ces images monotones.
C'est dingue ce truc, on ne peut pas s'empêcher de le regarder.
Moi, les yeux rivés à l'écran : Ouais, c'est dingue, hein ?
Fichez-vous de nous si vous voulez, mais observez le comportement des gens en présence d'un écran quel qu'il soit et vous vous rendrez compte que leur regard retourne s'y poser régulièrement.
Tout comme le vôtre.
Hypnopédie éveillée
2. La plupart des faits et des citations dans ces paragraphes sont empruntés à Television Addiction Is No Mere Metaphor de Robert Kubey et Mihaly Csikszentmihalyi, publié dans la revue Scientific American en février 2002.
J'aimerais pouvoir revendiquer le mérite de ces observations, mais des gens plus crédibles que moi étudient les effets de la télévision sur l'être humain au moins depuis les années 1960 et publient leurs travaux dans des revues tellement sérieuses qu'elles n'ont même pas de pages pour les programmes télé2.
Byron Reeves de l'université de Stanford et Esther Thorson de l'université du Missouri ont étudié l'influence du montage, des mouvements de caméra et des sons brusques sur l'activité cérébrale du téléspectateur.
Ils en ont conclu que ces procédés formels déclenchent les réponses involontaires d'orientation
décrites par Ivan Pavlov dans les années 1920 et tirent leur valeur attentionnelle de l'importance évolutionnaire de détecter les mouvements...
C'est la forme, et non le contenu de la télévision qui est unique.
Autrement dit : si ça bouge, si ça fait du bruit, vous ne pouvez pas ne pas être attiré.
C'est un réflexe inné chez les mammifères, comme l'attirance pour les sources lumineuses chez les insectes volants.
Si ça se trouve, c'est le même gène qui colle Homo sapiens à son écran et la drosophile au piège lumineux (ça c'est moi qui le dit, c'est sûrement une connerie).
Cela n'a rien à voir avec votre volonté ou votre intelligence.
Même un chercheur parfaitement conscient du processus comme Percy Tannenbaum de l'université de Californie subit l'attraction de l'écran :
Parmi les moments les plus embarrassants de la vie il y a les occasions innombrables où je suis engagé dans une conversation dans une pièce pendant qu'un poste de télévision est allumé, et il n'y a rien à faire, je ne peux pas m'empêcher de regarder périodiquement l'écran.
Cela n'arrive pas seulement durant des conversations ennuyeuses mais aussi bien durant des conversations raisonnablement intéressantes.
Les psychiatres caractérisent la dépendance à une substance par des critères tels que : un long temps d'utilisation de la substance, une utilisation plus fréquente que souhaité au détriment des activités sociales, familiales ou professionnelles, envisager de réduire l'utilisation ou s'efforcer sans succès de la réduire, et développer des symptômes de manque lorsque l'on cesse effectivement l'utilisation.
D'après Robert Kubey et Mihaly Csikszentmihalyi, ces critères s'appliquent très bien au comportement des gens qui regardent beaucoup la télévision — c'est à dire, si on se fie aux enquêtes d'audience, la grande majorité des citoyens des pays juste assez riches pour que le récepteur de télévision y soit un objet courant.
Kubey et Csikszentmihalyi précisent :
Les substances accoutumantes fonctionnent de façon similaire.
Un tranquillisant qui quitte le corps rapidement à bien plus de chance de causer une dépendance que celui qui quitte le corps lentement, précisément parce que l'usager est plus conscient que les effets de la substance s'atténuent.
Similairement, la sensation vague apprise par les spectateurs qu'ils se sentiront moins détendus s'ils cessent de regarder peut-être un facteur signifiant dans la non-extinction de l'appareil.
Le visionnage engendre davantage de visionnage.
L'une des plus anciennes expériences a été inventée par Eric McLuhan et Harley Parker à l'université de Fordham à New York. Elle consiste à montrer à la moitié d'un groupe de cobayes un film en lumière émise directement, comme par un écran de télévision, et à l'autre moitié le même film en lumière réfléchie comme au cinéma. Le principal résultat est que les cobayes du côté télévision perdent davantage la notion du temps et perçoivent le film en des termes plus émotionnels que raisonnés. Plus rigolo, le psychophysiologiste Thomas Mulholland a montré qu'après seulement trente secondes passées devant la télévision votre électroencéphalogramme a la même allure que si vous étiez plongé dans le coma. Si de pareilles conclusions laissent la plupart des téléspectateurs incrédules, en revanche ces expériences ravissent les professionnels de la télévision et de la publicité qui y trouvent les moyens d'améliorer l'efficacité de leur propagande. Ainsi, jusqu'aux travaux réalisés par Herbert Krugman pour la firme General Electric, les confectionneurs de réclame croyaient qu'il fallait donner au chaland une bonne opinion d'une marque pour l'inciter à acheter. Dans le modèle de Krugman, le consommateur est imprégné du nom et du logo de la marque d'autant plus efficacement que la télévision le plonge dans un état cérébral semi-végétatif. L'imprégnation suffit à déclencher le réflexe d'achat lorsque le sujet se retrouve face au produit. Mais le plus fort, c'est que l'on se forme une bonne opinion de la marque après l'achat impulsif. Ce qui n'est pas surprenant si l'on considère à quel point il serait vexant de reconnaître que l'on achète sans raison ni volonté.
Bien sûr, je vous bombarde de noms imprononçables et de citations d'experts hautement diplômés pour maquiller la vacuité factuelle de mon baratin. Mais avez-vous besoin de kilomètres de thèses scientifiques pour admettre, les yeux dans les yeux, face au miroir, que vous allumez la télévision sans avoir envie de regarder quelque chose de précis ? Que vous ressentez souvent un peu d'ennui en la regardant, mais que cela ne vous amène pas toujours à l'éteindre ? Que vous restez parfois longtemps devant l'écran après la fin de l'émission que vous aviez décidé de regarder ? Et que de tels comportement ne peuvent être honnêtement qualifiés de volontaires ?
Faites comme moi, ne faites pas ce que je dis
En moyenne les Français passent plus de trois heures par jour devant la télévision.
Pas moi !
, s'écrit tout un chacun.
D'accord, ce n'est pas vous, c'est quelqu'un d'autre.
C'est les gens
comme on dit, en partageant avec son interlocuteur la certitude de ne pas en faire partie.
Et bien les gens
passent un mois et demi par an devant la télévision.
Soit environ neuf ans de leur vie.
Mais neuf ans en continu.
En comptant huit heures de sommeil par jour, cela équivaut à une bonne douzaine d'années passées à regarder un écran.
Autant de temps perdu hors de sa propre existence, absorbé dans la contemplation de ce qui est par nature une illusion ou, au mieux, la représentation fabriquée d'une réalité lointaine.
Si vous avez arrêté de fumer pour allonger votre espérance de vie, vous devriez pour la même raison cesser de regarder la télévision.
Est-il possible d'échapper à l'écran sans quitter la civilisation industrielle et embrasser l'existence frugale des rares peuplades qui subsiste encore par leurs propres moyens à sa plus extrême périphérie ?
Une consommation faible ou nulle de télévision est devenue un signe d'appartenance aux couches instruites et plus ou moins aisées de la société — les seuls pauvres sans télévision étant les clochards (et encore, quelques-uns doivent avoir des récepteurs à piles).
Maintenant, parmi ces libres esprits cultivant une riche vie intellectuelle loin de la boite à cons
, combien n'utilisent pas d'ordinateur ?
Vous pouvez déjà me compter hors du lot.
Si je refais l'estimation du paragraphe précédent, en évaluant grossièrement le temps que j'ai passé quotidiennement devant l'écran de l'ordinateur depuis l'adolescence, le vertige me prend.
Non seulement l'ordinateur génère chez moi une dépendance similaire à celle de la télévision, mais de plus il est effectivement indispensable à la plupart de mes activités professionnelles et personnelles.
Je ne suis tout simplement pas capable d'envisager mon existence sans ordinateur ni connexion à l'internet, et encore moins de tenter une expérience aussi radicale.
Ce n'est plus de la dépendance, c'est de la symbiose.
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3. Écrit en 1948.
Mesdames et Messieurs, je vais à présent me livrer devant vous à un exercice périlleux de prospective technologique, sociologique et politique sans filet. C'est un numéro redouté, les plus grands visionnaires y commettent des erreurs. Ainsi George Orwell, qui imaginait dans 19843 que la télévision serait un instrument de contrôle des esprits d'autant plus efficace qu'il serait rendu techniquement impossible de l'éteindre. Force est de constater que ce degré de sophistication est superflu : la télévision imbibe longuement et quotidiennement presque chaque paire de rétines humaines bénéficiant de l'électricité sans qu'il soit nécessaire de forcer quiconque à consommer. Tout récemment, les experts en pifométrie télévisuelle ont mesuré une légère diminution du temps passé devant la télévision par les adolescents et les jeunes adultes. Cependant, je suis prêt à parier une télévision géante dernier cri contre une cure de silence chez les chartreux que cette baisse s'explique entièrement par une vigoureuse croissance du temps passé devant l'ordinateur à regarder (entre autres choses) des séries télévisées et à s'absorber dans la pratique des jeux vidéos. Ce qui n'est pas plus déshonorant que de passer son temps sur l'internet à lire des tartines de fortes opinions jamais suivies d'action comme vous êtes en train de le faire.
Le récepteur de télévision perd sa place centrale dans l'électronique de consommation et devient un composant terminal parmi d'autres, aux extrémités capillaires de la tuyauterie d'information. Le bon vieux poste famillial qui sermonnait chaque soir sa petite paroisse captivée se meurt un peu, mais l'écran s'est déjà réincarné en une kyrielle d'avatars scintillants, ici en façade d'immeuble, là dans la main du voyageur ennuyé, là encore en autel domestique du grand réseau où communient toutes choses numériques. Ainsi s'accomplit la conversion de la désuète religion cathodique en un foisonnant culte polytéléïste. On serait bien en peine de lui trouver des mécréants. Le prochain miracle, ce sera de recevoir les visions directement par le nerf optique, ce qui nous dispensera pour de bon de regarder le monde de nos propres yeux.
Ces temps-ci, la perspective d'un effondrement de la civilisation industrielle provoqué conjointement par le déclin de la production pétrolière et les catastrophes écologiques annoncées passe pour la solution à toutes les difficultés de notre époque aux yeux de bon nombre d'écolo-gauchistes.
Ce qui en dit long sur leur degré de désespoir politique.
En ce qui concerne la télévision (quels que soient le nom et l'apparence qu'elle prenne dans l'avenir), il m'étonnerait beaucoup que son existence matérielle soit sérieusement menacée par n'importe quel tournant historique moins fatal qu'une apocalypse.
Nous aurons renoncé à notre chère automobile, au vol charter des vacances et aux marchandises fabriquées aux quatre coins misérables du monde bien avant d'être sevrés de notre morphine électronique.
Simple question de coût et de bilan énergétique.
La fiction, même luxueuse, est toujours très bon marché en comparaison de la réalité qu'elle contrefait, tandis que son utilité politique est incommensurable.
Ce que les sociétés d'insectes obtiennent de subordination synchrone par l'émission de phéromones, l'humanité à l'odorat inapte le produit depuis peu de temps grâce aux technologies de l'audiovisuel, des télécommunications et de l'informatique combinées.
Si l'invention de l'écriture a engendré l'histoire en rendant possible l'administration de vastes populations, la diffusion de la propagande religieuse aux cadres lettrés et le récit panégyrique des conquêtes patrimoniales du prince, l'invention de l'électronique rend possible — et sans doute inévitable — une ère de dissolution de l'individu dans un organisme-société plus vaste, plus complexe et plus aliénant que jamais.
Appelons cela la post-histoire
, pour faire pompeux, et réjouissons-nous d'être les témoins de ce moment extraordinaire où l'espèce humaine acquiesce irrévocablement au génie des fourmis •