1. Je prie mes éventuels lecteurs proctologues — profession infiniment respectable — de me pardonner cette comparaison hâtive.
Dimanche prochain sera un jour de scrutin.
Je voterai sans doute, tu voteras peut-être, il ou elle ne votera pas, nous voterons vraisemblablement assez peu, vous vous en fichez au fond, ils et elles opinent du chef.
Ne possédant pas l'extraordinaire acuité psychologique et la foudroyante capacité de synthèse de nos plus brillants esprits : politiciens, journalistes, sondeurs et autres proctologues1 de l'opinion, je me garderai de prétendre deviner et réduire à deux ou trois idées simples les motivations de millions d'électeurs participants ou abstentionnistes.
Tout au plus puis-je témoigner que dans mon entourage personnel et professionnel, la plupart des gens expriment une sévère défiance vis-à-vis de nos institutions, et une rancune tenace envers nos politiciens.
À ceux qui ne votent plus en pensant que ça ne sert à rien
, et à ceux qui votent encore malgré la pensée que ça ne sert à rien
, je voudrais suggérer une forme de vote inhabituelle (mais certainement pas inédite) permettant d'exprimer sa déception de la chose politique et de libérer toutes ces mauvaises énergies inductrices de poussées de tension artérielle et de brûlures d'estomac.
Au bout du compte — je vous rassure tout de suite — ça ne servira à rien
non plus.
Il s'agit de s'abstenir de donner un vote valide à un parti de son choix en spécifiant sur le bulletin pourquoi on lui refuse une voix.
Et alors ?
, me direz-vous d'un air blasé, Ça n'est qu'un vulgaire bulletin nul.
Ça ne compte pour rien, comme un bulletin blanc, et tout le monde s'en fout.
D'accord, un bulletin nul quel qu'il soit n'a pas d'incidence sur le résultat du scrutin.
Mais tout le monde ne s'en fiche pas.
Si vous avez déjà participé à un dépouillement, vous avez certainement constaté le caractère routinier de la procédure.
On s'ennuie un peu à déplier tous ces petits papiers, à articuler la litanie des noms, à tâcher avec application de mettre les bâtons dans les bonnes cases.
Lorsqu'un bulletin hors-norme surgit de son enveloppe, on s'interrompt, on s'interroge, on relit l'énoncé des cas de nullité, on consulte un membre du bureau de vote.
Si le bulletin est étonnant, ludique, ou autrement remarquable, on lui donnera la vedette dans le récit fait à ses proches et à ses collègues de cette soirée monotone quoique civique.
Les membres du bureau de vote ont généralement des responsabilités locales dans l'un des partis politiques en course.
Trouver un bulletin nul dépourvu de sens politique les laisse bien sûr indifférents.
Devoir annuler un bulletin destiné à leur propre parti est sensiblement plus regrettable.
Si de surcroît le bulletin explique pourquoi le parti vient de perdre une voix, cela a de quoi contrarier le militant déconfit, surtout s'il entretient pour lui-même quelque ambition électorale.
Les politiciens ne sont pas nigauds, ils savent que pour chaque électeur qui prend la peine d'exprimer son mécontentement de vive voix, par la plume ou par n'importe quel autre moyen, il s'en trouve au moins dix qui pensent exactement de même.
Ouais, nan, mais bon... On s'en fout de déprimer un obscur assesseur de bureau de vote.
Ça ne dépassera pas le stade de la conversation mousseux-saucisson entre tous petits politiciens locaux, grand maximum.
Ce qu'il faudrait c'est les toucher là-haut, à l'échelon national, où se trouvent les vrais décideurs.
Qu'est-ce que c'est, un bulletin de vote critique, sur la quantité de bulletins valides ?
Vous soulignez là une difficulté propre à tout système électoral appliqué à une vaste population.
La France compte plus d'une quarantaine de millions d'électeurs.
Aucune forme de vote ou de non-vote n'y peut produire d'effet politique si elle reste le fait d'un individu, ou d'une poignée d'individu.
Il en irait de même dans un système électoral donnant pleinement satisfaction.
Le bulletin nul motivé n'est rien tant qu'il n'est pas connu, pas pratiqué.
Mais il pourrait devenir un aiguillon agaçant s'il devenait habituel chez une proportion modeste de l'électorat — disons, juste assez pour qu'il en sorte quelques-uns dans chaque bureau de vote, à chaque élection.
Voici un exemple de bulletin nul motivé, basé sur le matériel de l'élection européenne de dimanche prochain. Comme ces bulletins de liste laissent peu de place au recto, la motivation est inscrite au verso :
Bien sûr, on peut exprimer un mécontentement plus global envers le parti visé, et adapter ses griefs à toute autre circonstance électorale :
Si le Parti socialiste est une cible facile en matière de déception politique récurrente, je m'en voudrais de paraître sectaire en ignorant son concurrent direct :
2. Oui, c'est vraiment la signification du sigle UMP. J'étais persuadé qu'il signifiait Unis pour maximiser nos profits.
Les électeurs déçus de l'Union pour un mouvement populaire2 peuvent eux aussi dépasser le cadre étroit des élections européennes et inscrire leurs reproches dans la durée :
Quant aux partis voués à demeurer éternellement dans une opposition sans grand risque, ils sont certainement parvenus à produire quelques déceptions et quelques déçus. Si vous faites partie des seconds, vous saurez formuler les premières.
Si l'idée du bulletin nul motivé vous séduit, vous pourrez la mettre en application dès dimanche prochain. Un jour, peut-être, vous raconterez à votre descendance émue que vous étiez l'un des premiers... Mais attention ! Le bulletin nul motivé ne se distingue du bulletin nul ordinaire que par la rigueur dont font preuve les électeurs qui le manient.
Règles du bulletin nul motivé
- Choisissez le bulletin du parti qui, s'il ne vous avait pas mécontenté, aurait le plus probablement bénéficié de votre voix. Vous signifiez ainsi que vous êtes un électeur à convaincre, et non un inflexible opposant au processus électoral dans son ensemble. (Si aucun parti, sous aucune condition, ne trouve grâce à vos yeux, abstenez-vous. Votre opinion n'intéressera jamais aucun candidat.)
- Inscrivez clairement et lisiblement votre principale récrimination contre ce parti. Vous pouvez éventuellement en détailler deux ou trois, mais de grâce, pour l'efficacité du message, restez concis et focalisé sur les points de désaccord les plus importants.
- Transmettez les principes du bulletin nul motivé à quiconque se déclare insatisfait de ses représentants politiques.
Ah ça... Il a fondu un plomb le Tancrède !
Voilà, les mecs, ils ouvrent un blog, et dans le quart d'heure qui suit ils se prennent pour des faiseurs d'opinion.
Votez comme ci, votez comme ça, soutenez untel, tous contre bidule, l'abstention y'a qu'ça de bon, et maintenant le
Et bien, je suis comme n'importe qui, j'ai des idées sur tout, et même en plusieurs variantes à partir d'un certain nombre de verres.
Et je les trouve aussi valables que celles de nos élus, ministres, éditorialistes et philosophes des plateaux de télévision.
C'est arrogant, oui, mais ce n'est que le minimum d'arrogance requis de chacun dans une société censément démocratique.
bulletin nul motivé
...
Et puis quoi encore ?
Le bulletin blanc en adhésif double face ?
L'enveloppe de vote au poil à gratter ?
Péter dans l'isoloir en signe de révolte ?
Écrire sur l'internet ça doit abîmer les neurones, quelque part au niveau des centres de l'ego.
Pas étonnant que les gens qui causent dans les vrais
médias ne dégonflent jamais du melon.
Je veux insister encore sur un point : le bulletin nul motivé présente un avantage sur l'abstention protestataire, le vote blanc et même le vote valide. Contrairement à ceux-ci, il n'escompte pas que les politiciens honorent l'idée de démocratie, de représentativité ou de légitimité. Le candidat immoral a autant besoin de voix que le candidat vertueux. L'un et l'autre ne peuvent être insensibles à une frange de l'électorat votant sous condition plutôt que par discipline ou par résignation. Ne comptent dans une élection que les électeurs susceptibles de changer d'avis. C'est pour cette raison précisément que les dirigeants des partis politiques font peu de cas de leurs militants de base et de leurs électeurs fidèles.
Un jour, peut-être, les machines à voter seront dans tous les bureaux de vote (sans doute grâce à une directive européenne).
Le bulletin nul motivé ne sera plus possible, ni aucune autre sorte de pied de nez fait à notre élite dirigeante
dans le cadre des élections.
Avant que ce jour n'arrive, j'aimerais voir quelques mines mortifiées d'édiles fugacement effleurés par cette sorte d'inquiétude que l'on éprouve spontanément sur un siège branlant.
Pas vous ? •