Le trajet urbain par lequel je me rends à mon bureau est l'occasion quotidienne de me gausser de l'automobile contemporaine. Autrefois synonyme de luxe, de vitesse et de modernité, la voiture est devenue un objet de consommation plébéien, un étalage ambulant de mièvrerie industrielle et un boulet économique rivé aux pieds de son propriétaire. C'est donc avec un vif plaisir que j'ai croisé ce matin une vieille Porsche égarée dans le présent, exhibant une livrée bleue intense que peu de conducteurs oseraient arborer aujourd'hui. Nous nous sommes côtoyés un temps sur le boulevard, nous distançant et nous rejoignant d'accélérations félines en freinages gracieux. La puissante allemande frôlait mon anglaise agile qui lui rendait ses caresses, interprètes racés d'un ballet improvisé par amour de l'art mécanique. Puis nos routes ont divergé et nous avons retrouvé, chacun de notre côté, la poésie solitaire de la pure trajectoire. Il n'est sans doute pas inutile de préciser que j'allais à bicyclette.
Si l'idée d'une Porsche rattrapée par un cycliste vous paraît abracadabrante, vous devez vivre à l'écart des espaces urbains engorgés.
Ou bien vous êtes obstinément aveugle à la réalité de la circulation automobile dans une mégapole telle que la région parisienne.
Même dans les couloirs de circulation réservés, le taxi peine à distancer le cycliste.
Bien sûr, la puissance mécanique dont dispose l'automobiliste est démesurément supérieure à celle d'Homo pedalus, ce qui lui permet de ne faire qu'une bouchée de l'espace libre jusqu'au prochain obstacle — quelques dizaines de mètres plus loin.
Pendant que l'automobiliste attend le feu vert ou le dégagement de ce qui le précède, le cycliste remonte la file des voitures immobilisées.
L'automobiliste écrase l'accélérateur... puis le frein et on recommence.
Si une vitre ne les séparait, le cycliste pourrait entamer avec l'automobiliste une conversation comme celle-ci :
Dites-donc, elle a une sacré patate votre brouette !
Je vous vois faire des démarrages, pffffiou... im-pres-sio-nants.
Et puis le freinage... rudement efficace pour la sécurité.
Remarquez, à ce prix là, c'est sûr, on veut des performances.
Bon, je ne vous retiens pas plus — on se retrouve au prochain feu, hein ?
Il est rare de pouvoir comparer la vitesse effective de la voiture et du vélo sur une distance plus longue qu'un boulevard, chacun bifurquant bientôt vers sa propre destination.
Je croise parfois des collègues en voiture, à une poignée d'arrondissements de notre lieu de travail.
À mon étonnement renouvelé, je les précède au bureau de plusieurs minutes — sachant qu'ils n'ont pas à chercher une place de stationnement, puisque nos locaux bénéficient d'un vaste parc souterrain (sachant aussi que je suis rétif à l'effort physique poussé et indifférent à l'esprit de compétition).
Si cela ne suffisait pas à me conforter dans mon choix de la locomotion à l'huile de mollet, il y aurait encore ces rares moments où je me trouve passager d'une automobile dans Paris.
La dernière fois que cela s'est produit, les voies de la capitale étaient si constipées qu'il a fallu plus d'une heure pour joindre deux points distants de quatre kilomètres.
Avachis dans notre canapé à moteur, comme tant d'autres couillons auto-immobiles, nous regardions passer les cyclistes et les piétons rapides.
Je commençais à couver une pulsion claustrophobe :
Qu'est-ce que je fiche là ?
Pourquoi ai-je accepté de rentrer en voiture au lieu de sauter dans la bouche de métro la plus proche ?
Mais qu'est-ce qu'il se passe, bon sang ?
Ce n'est pas possible de se traîner autant !
À pied j'y serais déjà !
, bouillais-je intérieurement, les paumes et la nuque moites.
Là, c'est exceptionnel
, m'a affirmé le conducteur.
Ah bon ?
Et c'est exceptionnel combien de fois par an ?
1. Et ben dites-donc, même dans les bouchons, vous parlez un français vachement soutenu.
J'entends déjà les objections de bon sens :
Tout le monde n'habite pas à Paris... Ça dépend de la circulation... Les routes sont mal conçues... C'est la faute à ceux qu'avancent pas... J'ai un long trajet, moi...
Hé ! Je ne suis pas en train de vous pousser à abandonner votre voiture pour un vélo !
Surtout si vous êtes parisien.
Il y a déjà bien assez de monde sur les tortueux aménagements cyclables que la municipalité se flatte d'avoir construit ces dernières années.
Restez dans votre voiture, je vous en prie, vous êtes assis au chaud et vous ne me gênez pas.
Si je me permettais de vous suggérer quelque chose, ce serait seulement de profiter du prochain embouteillage pour cogiter sur un problème rigolo : À quelle vitesse me déplacé-je1 vraiment ?
2. La moyenne n'est pas le bon outil mathématique pour cerner un comportement typique. Cependant, puisque vous tolérez son omniprésence dans les médias professionnels, vous voudrez bien agréer avec indulgence que j'en fasse le même usage navrant en amateur.
Le problème n'est pas bien difficile à première vue. La vitesse, c'est la distance que l'on parcourt divisée par le temps nécessaire pour effectuer le trajet. Comme cela dépend de chaque automobiliste, nous ne pouvons donner une réponse exacte pour tout le monde. Mais nous pouvons faire une évaluation grossière dont nous tirerons au moins un peu de matière à réflexion. En ratissant les études savantes et quelque peu discordantes distillées par divers organismes, nous constatons que nous pouvons choisir la distance moyenne annuelle parcourue par une automobile n'importe où entre 10 000 et 20 000 kilomètres et n'être pas moins crédibles que les experts. Va pour 15 000 kilomètres. Des mêmes sources absconses, on apprend que le temps de transport moyen quotidien tournerait autour d'une heure (plutôt une heure vingt en Île-de-France), soit 365 heures de voiturage par an pour un automobiliste intégral. Donc, la vitesse moyenne2 annuelle de l'automobiliste provincial tournerait autour de 40 kilomètres par heure (30 kilomètres par heure pour les Franciliens). Ce n'est pas si mal, et cela démontrerait l'efficacité passable de l'automobile s'il ne manquait à notre calcul un paramètre capital.
L'argent, c'est du temps
Ce que nous oublions, lorsque nous considérons le temps passé en voiture, c'est qu'il n'est pas gratuit.
Sauf à aller à pied, tout moyen de déplacement coûte — c'est assez évident pour l'automobile.
Si vous gagnez votre vie en travaillant, l'argent que vous dépensez pour payer les frais engendrés par la possession d'un véhicule en état de fonctionnement équivaut à un certain temps de travail.
Pour calculer votre vitesse nous devons donc ajouter au temps passé au volant le temps vendu à votre employeur ou à vos clients pour alimenter votre budget voiture.
Oh-la-la ! Mais où va-t-il chercher ça, lui ? Et pourquoi pas le temps passé à bosser pour payer la télé pendant qu'on y est ?
Parce que, dans le cas de l'automobile, l'utilité de l'objet provient principalement de sa vitesse, c'est à dire du temps économisé pour aller d'un point à un autre.
Voudriez-vous d'une voiture présentant tous les avantages de l'automobile (autonomie, emport de charges, confort...) mais ne pouvant aller plus vite qu'un homme à pied ?
Certainement pas.
Quand on achète une voiture, c'est pour gagner du temps.
Mais pour payer la voiture il faut commencer par en perdre.
Je ne vous prends pas en traître avec cette histoire de temps supplémentaire. J'ai écrit, deux paragraphes plus haut, que nous allions calculer la vitesse à partir du temps nécessaire pour effectuer le trajet. Et bien, si l'on paye son transport sur ses propres deniers (et si l'on ne figure pas au nombre des rentiers), un certain temps de travail rémunéré est nécessaire pour effectuer un trajet mécanisé quel qu'il soit.
Qu'y a-t-il dans le budget d'un automobiliste ? Pour commencer, il y a le coût annuel du véhicule lui même : c'est le prix d'achat, plus les intérêts si l'on achète à crédit, plus les frais du certificat d'immatriculation, moins le prix auquel on peut raisonnablement espérer la revendre, le tout divisé par le nombre d'années entre l'achat et la revente. Vient ensuite l'assurance obligatoire, à laquelle peuvent s'ajouter mille et une options brodant autant de magnifiques arabesques contractuelles sur l'étoffe soyeuse d'une tarification byzantine. Tout cela serait vain sans le carburant, dont la quantité consommée est intimement liée à la distance annuelle parcourue, et dont le prix au litre ne s'envisage un avenir que dans la conquête de nouvelles hauteurs. Prêt à rouler, il faut parfois payer encore le droit d'utiliser les autoroutes et les ponts, et très souvent payer à nouveau pour s'arrêter sur les places en ville et dans les parcs de stationnement. On peut préférer ranger son véhicule à l'abri dans un garage individuel ou collectif, auquel cas il faut considérer le coût de l'achat ou de la location dudit emplacement (si l'on jouit déjà d'un tel emplacement joint à son domicile, il n'en représente pas moins une part du prix ou du loyer de ce dernier). Ponctuellement, il se présente des frais d'entretiens d'autant plus fréquents que le véhicule est ancien, et des amendes d'autant plus inéluctables que la promiscuité automobile pousse à bout même le conducteur le plus civique. Enfin, on pourrait ajouter à tout cela le coût de la formation à la conduite et les frais d'obtention du permis répartis sur le nombre d'années probables de conduite (environ une cinquantaine), sauf si cela a été payé par un tiers (typiquement : papa et maman). Je vous fais grâce du coût des bidules déodorants que l'on pend au rétroviseur intérieur, du chien qui dodeline de la tête sur la plage arrière, et de tout autre accessoire sans rapport avec la mise en œuvre du moyen de transport automobile.
3. Les chiffres qui suivent sont tirés du Budget de l'automobiliste français — octobre 2007 de l'Automobile club (et arrondis au millier d'euros inférieur).
Évaluer chacun de ces postes assez précisément pour obtenir par addition un budget automobile plausible promet d'être fastidieux. Heureusement, le coût de l'automobile préoccupe un public beaucoup plus large que sa vitesse moyenne annuelle. Les associations d'automobilistes publient des évaluations minutieuses de ce coût3, calculées suivant différents profils d'automobilistes présumés représentatifs. Bien que ces budgets types négligent certaines dépenses évoquées au paragraphe précédent, la substantielle économie de réflexion qu'ils m'autorisent me convainc totalement de leur fiabilité. En gros, cela s'étale de 2 000 euros pour un automobiliste très pauvre ou très radin roulant peu dans un tas de boue acheté d'occasion, à 13 000 euros pour le propriétaire d'une confortable berline neuve dévorant les kilomètres. Optons allègrement pour le budget à 5 000 euros, bien que le profil correspondant indique une distance parcourue annuelle inférieure d'un tiers à notre hypothèse de 15 000 kilomètres. Il ne nous reste plus qu'à estimer combien de temps un Français ordinaire doit travailler pour gagner 5 000 euros.
Combien gagne un travailleur Français, en ce début de XXIe siècle ? D'après l'Institut national de la statistique et des études économiques, environ 1 400 euros par mois. (Je vous laisse vous étonner que ce revenu salarial moyen soit supérieur ou inférieur au vôtre.) Il faut donc plus de trois mois et demi de boulot pour engranger nos 5 000 euros de budget automobile. Soit 500 heures, si l'on travaille exactement 35 heures par semaine. Avec le temps de trajet proprement dit, le temps nécessaire pour parcourir notre distance annuelle passe à 865 heures, et notre vitesse moyenne annuelle tombe à 17 kilomètres par heure. Les Franciliens seront peut-être consolés d'apprendre que leur vitesse moyenne annuelle ne tombe qu'à 16 kilomètres par heure, à peine un kilomètre par heure de moins que le reste de la France. Cela confirme mes prétentions : je vais aussi vite en vélo.
Devant un pareil résultat, il est permis de douter des hypothèses choisies. Et si nous avions vu trop juste au cours de nos évaluations pifométriques ? Reprenons le calcul avec plus d'optimisme. Considérons une vitesse moyenne technique de 50 kilomètres par heure (notre automobiliste imaginaire vit dans une région où l'on circule très bien, où l'on trouve toujours facilement à se garer, où l'on fait peu de trajets urbains). À temps de transport constant cela nous donne une distance parcourue de 18 250 kilomètres. Considérons aussi un revenu avantageux, disons 2 000 euros (ce qui place déjà notre automobiliste parmi les Français plutôt favorisés), obtenu sur la base de 35 heures de travail hebdomadaire, pas une de plus. Considérons enfin que le budget reste inchangé (notre automobiliste dédaigne les grosses voitures luxueuses, il conduit avec la plus grande souplesse pour ne pas gaspiller de carburant). Nous obtenons une vitesse moyenne annuelle de 25 kilomètres par heure. Pas mal... pour un cycliste amateur.
Et pourtant, nous avons fait preuve de beaucoup d'imagination en choisissant ce nouveau jeu d'hypothèse.
De vous à moi, 2 000 euros de salaire mensuel à 35 heures par semaine, vous y croyez ?
D'après les enquêtes internationales de l'Organisation de coopération et de développement économiques, le temps de travail réel des Français tourne autour de 38 heures par semaine (et rarement pour 2 000 euros par mois).
J'entends parfois des jeunes cadres dynamiques faire miroiter à des étudiants leur propre salaire, de l'ordre de 3 000 euros, tout en ajoutant, enthousiastes :
Mais attention, il faut en vouloir.
On bosse soixante heures par semaine !
Ces gars là n'ont pas l'air de réaliser que leur salaire horaire n'est pas tellement plus élevé que celui de l'employé qui part à cinq heures sans emporter de boulot à la maison.
En revanche, lorsqu'ils parviennent à grimper assez haut dans la hiérarchie de leur boite pour obtenir une voiture de fonction, ils gagnent en économie sur leur propre salaire le montant du budget automobile qu'ils n'ont plus à dépenser, tout en atteignant enfin la vitesse moyenne que nous avions calculé initialement : 30 à 40 kilomètres par heure.
Ce que nous montrent ces calculs de cancre, c'est la prédominance du paramètre financier dans l'appréciation de l'utilité d'un véhicule automobile. Il est au moins aussi important de savoir combien et comment on paye son moyen de transport que de se pencher sur ses caractéristiques techniques. Le vénérable retraité qui ose à peine flirter avec la limitation de vitesse sur une nationale dégagée roule plus vite que les actifs qui s'impatientent derrière lui. Cela simplement parce que ses revenus ne sont plus liés à la vente de son temps. Quant à l'auto-stoppeur que vous venez de prendre, même s'il participe au paiement du carburant, il est en train de rouler plus vite que vous.
L'homme au vélo entre les dents
À ce stade de mes élucubrations — s'il y a encore quelqu'un pour me lire — je dois passer pour un beau spécimen d'écolo rétrograde brûlant d'imposer à ses concitoyens le joug maoïste de la bicyclette rouge et le bât néo-stalinien des transports en commun obligatoires. Ou quelque chose dans ce goût là. Si vous me posez la question sérieusement, je ne détesterais pas vider les rues de Paris de la plupart des voitures particulières qui les encombrent. Mais ce n'est pas spécifiquement un fantasme de cycliste. Quel automobiliste ne rêve secrètement de voir disparaître toutes ces voitures qui empêchent de circuler — sauf la sienne, bien entendu ?
En ce qui concerne les transports en commun, nous pourrions leur appliquer le même raisonnement, chacun selon sa nature. Prenons seulement pour exemple le Réseau express régional d'Île-de-France (le RER). En tenant compte du temps d'attente initial et des arrêts aux gares desservies, il est vraisemblable que sa vitesse moyenne technique soit de l'ordre de 40 kilomètres par heure, aussi bien que l'automobile en général et mieux que l'automobile francilienne et ses 30 kilomètres par heure en particulier. De plus, l'abonnement annuel coûte, selon les zones traversées, entre 500 et 1 200 euros, à comparer aux 5 000 euros de notre budget automobile de référence. Cela donne une vitesse moyenne annuelle en RER entre 27 et 30 kilomètres par heure. Le RER semble donc plus avantageux que l'automobile sur les trajets où ils sont en concurrence. Ce n'est pas une surprise, des millions de banlieusards ronchonnants l'empruntent tous les jours exactement pour cette raison.
4. À ne pas confondre avec le wagon, que l'on réserve aux marchandises, aux bestiaux et aux minorités vouées au génocide.
Il y a une différence intéressante entre le chemin de fer et l'automobile : le temps passé en voiture, que ce soit en conducteur ou en passager, est un temps dont on ne peut pratiquement rien faire. En revanche, le temps passé dans le train permet la conversation, la lecture et d'autres activités personnelles ou conviviales. Ce n'est pas un temps entièrement contraint par le procédé de déplacement. Et bien, n'est-ce pas justement ce temps disponible dans les transports en commun qui nous fait préférer la conduite de notre propre véhicule ? Derrière le volant nous sommes sans cesse occupés. Même pris dans une circulation lente et gluante, il y a toujours un peu de pilotage pour nous garder de l'ennui. Tandis que dans une voiture de chemin de fer4, filant sans suspens sous la conduite d'un autre, nous nous trouvons bénéficiaires d'un temps libre dont nous ne savons que faire.
Et plus ils pompaient, moins ça avançait
Lorsque l'automobile était encore dans son enfance, les gens fortunés qui pouvaient s'offrir ce prodige pétaradant des temps modernes traversaient à une vitesse alors hors du commun un monde proportionné à l'allure du piéton et de l'animal de trait. Au début des années 1950, le taux d'équipement automobile des ménages français n'étaient encore que de vingt pour cent. En un peu plus d'une décennie, les ménages équipés d'une voiture sont devenus majoritaires. À présent, quatre-vingt pour cent des ménages ont au moins une voiture. Nous devrions tous aller formidablement vite et passer peu de temps sur la route. Au lieu de cela, nous perdons toujours une grande part de notre temps à rejoindre les lieux de nos activités. Pourquoi ? Parce que nous allons plus loin, bien sûr ! Nos 30 à 40 kilomètres par heure de vitesse technique nous ont conduit à organiser notre existence sur un espace beaucoup plus étendu que celui de nos ancêtres piétons. Puisqu'il est devenu possible de travailler, se loger, se nourrir, se divertir et mener une vie sociale dans des lieux distants de plusieurs dizaines de kilomètres, et bien... c'est ce que nous faisons. Il était naturel que le travailleur automobile recherche dorénavant un emploi à une plus grande distance de son domicile, ou un logement à une plus grande distance de son travail. Il était tout aussi naturel que la famille motorisée profite de l'essor des grandes surfaces et des centres commerciaux, lequel n'aurait pu se produire sans l'essor simultané de l'automobile. Les lieux se sont spécialisés : cités dortoirs, banlieues pavillonnaires, villes embourgeoisées, quartiers d'affaire, régions touristiques, parcs d'attractions, zones industrielles... Le gain de temps apporté par le transport mécanisé a ainsi été entièrement annulé et converti en concentration économique. Et nous voilà immobilisés, dépendants de notre fauteuil roulant dès que nous mettons le pied hors de la maison — ou peu s'en faut. Si la plupart d'entre nous se déplaçaient quotidiennement en fusée, la supérette la plus proche serait à 500 kilomètres de notre mégapole résidentielle, notre lieu de travail dans le pays le moins socialement civilisé du continent, et l'hyper-centre de nos loisirs quelque part à l'autre bout du monde. Nous passerions au moins autant de temps dans les transports supersoniques, en consommant encore plus d'énergie pour atteindre des lieux hors de portée de notre moyen de déplacement le plus immédiat et le moins coûteux : nous-mêmes. Les pionniers de l'automobile gagnaient du temps dans un monde petit, nous perdons du temps dans un monde vaste, dont la dilatation est justement la conséquence de notre vitesse apparente. La vitesse, en somme, est un luxe authentique : elle meurt fatalement de sa démocratisation.
Puisque nous avons pris de la hauteur pour contempler le transport automobile dans son ensemble — et non plus depuis le point de vue de l'individu automobiliste — posons nous encore une fois cette question horripilante : À quelle vitesse roulons-nous vraiment ?
Tout à l'heure, nous avons donné une réponse déjà passablement décourageante (16 à 17 kilomètres par heure) en prenant en compte le temps de travail nécessaire pour financer la possession et l'utilisation d'un véhicule automobile.
Pourtant, nous n'avons pas encore cerné le coût total du transport automobile.
Aux dépenses que nous payons individuellement s'ajoutent les dépenses collectives, celles que nous payons à travers les taxes et l'impôt.
Il faut bien construire les routes, en assurer l'entretien et déployer des services spécifiques de police et de secours.
À combien se monte l'addition pour le contribuable ?
J'aurais aimé vous en présenter une estimation grossière et vraisemblable, dans le style des précédentes.
Hélas, je n'ai pas trouvé de document agrégeant les multiples budgets nationaux et locaux qui couvrent l'ensemble des coûts de l'infrastructure routière (je souhaite bien du courage à qui entreprendra de l'écrire).
En négligeant les routes communales, le réseau routier français s'étend sur un demi million de kilomètres.
Même en supposant un coût moyen annuel au kilomètre de l'ordre de quelques petits milliers d'euros, le total se compte en milliards.
Si nous avions les moyens de pousser l'étude plus loin, nous pourrions encore ajouter les coûts engendrés par les accidents de la circulation et les diverses formes de pollution (des dizaines de milliards, selon les sources les plus circonspectes).
Bien que je ne sache pas le chiffrer convenablement, le temps passé à travailler pour payer la part de nos impôts nationaux et locaux, des taxes et des cotisations correspondant à ces coûts est aussi un temps nécessaire au trajet automobile, il vient donc s'ajouter au temps calculé précédemment et amoindrit encore notre vitesse effective.
À ce sujet, Ivan Illich écrivait en 19735 :
5. Les citations d'Ivan Illich dans le présent texte sont traduites de la version anglaise de Énergie et équité (l'original ayant été écrit et réécrit par l'auteur successivement en français, en anglais et en allemand).
L'Américain modèle donne 1 600 heures pour obtenir 7 500 miles : moins de 5 miles par heure [8 kilomètres par heure]. Dans les pays privés d'une industrie du transport, les gens parviennent à faire la même chose, en marchant jusqu'où ils veulent aller, et ils y allouent seulement 3 à 8 pour cent du budget temps de leur société au lieu de 28 pour cent.
Je vous demandais un peu plus tôt si vous voudriez d'une voiture présentant tous les avantages de l'automobile mais ne pouvant aller plus vite qu'un homme à pied.
Apparemment, la réponse involontaire que nous donnons collectivement à cette question est oui
.
Écolo, tête de veau
Les lecteurs sagaces auront peut-être remarqué une omission sournoise dans le chapitre précédent : pourquoi incriminer exclusivement l'automobile ? Il n'y a aucune raison de ne pas appliquer les mêmes arguments aux autres moyens de transport motorisés. Nous avions estimé que le RER était plus rapide que l'automobile en nous basant sur le prix de l'abonnement annuel payé individuellement par les usagers. Mais qu'en est-il si nous prenons en compte les dépenses collectives ? En Île de France, les usagers payent directement un quart du coût total des transports en commun. Multiplions donc par quatre notre estimation initiale et répercutons le temps de travail correspondant dans notre calcul de vitesse : cela nous donne une fourchette de 17 à 21 kilomètres par heure, à peine au dessus des performances de l'automobile.
Mais surtout, les transports en commun participent autant à la dilatation de l'espace que les transports individuels. Peu importe qu'un moyen de transport soit public ou privé, commercial ou subventionné, polluant ou écologiquement correct : la vitesse engendre la distance, et la distance transforme la vitesse en gaspillage de temps et d'énergie. Que ce gaspillage soit légèrement moindre dans les transports en commun ne fait pas de ceux-ci une parade aux menaces énergétiques et écologiques amoncelées à l'horizon. Illich soulignait déjà cette aporie, l'année où le monde industrialisé découvrait avec stupeur sa dépendance énergétique :
Le passager habituel est coincé du mauvais côté de l'inégalité croissante, de la rareté du temps, et de l'impotence personnelle, mais il ne voit aucune façon de sortir de cette contrainte sauf d'en demander encore plus : plus de circulation par le transport. Il attend des changements techniques dans la conception des véhicules, des routes et des horaires ; ou bien il attend qu'une révolution produise un transport de masse rapide sous contrôle public. En aucun cas il ne calcule le prix d'être tracté dans un futur meilleur. Il oublie qu'il est celui qui paiera la facture, que ce soit en frais ou en taxes. Il néglige les coûts cachés du remplacement des voitures particulières par un transport public aussi rapide.
6. D'après un rapport du Sénat déjà ancien, basé sur des statistiques de 1996 (soit, à l'époque, 15 pour cent du produit intérieur brut). Cette somme n'a certainement pas diminué depuis.
Les gens qui prêchent pour les transports en commun au nom de l'écologie n'ont pas bien réfléchi au sujet. Ce qui relève de l'écologie — ou du simple pragmatisme énergétique — c'est de réduire le transport, non de le perfectionner. Le transport n'est pas un besoin en soi. Il en devient un lorsqu'on ne subvient plus à ses besoins localement, ce qui est précisément l'intention du transport : atteindre des ressources au delà du local. Ainsi, la finalité intrinsèque de l'industrie du transport est de s'interposer entre nous et nos besoins, en nous extorquant au passage une rançon dont le montant s'élève en France à 1 000 milliards d'euros6. Plutôt que de réclamer des transports à basse émission de carbone ou faussement gratuits, les militants écolo-gauchistes devraient revendiquer ce droit qu'exerçaient nos aïeux sans le savoir : pouvoir se loger, travailler, s'alimenter, se soigner et tisser des relations sociales dans l'aire définie par nos propres capacités de déplacement — l'espace à portée de nos pieds et de notre vélo, partout où l'on peut se rendre sans rien devoir à l'État ni à l'industrie. En comparaison des adeptes du bus au colza et de la voiturette hybride, les partisans de l'automobile rugissante décidés à jouir de leur bien de consommation favori aussi longtemps qu'il leur sera possible paraissent plus cohérents — à défaut de se montrer plus clairvoyants.
Les cyclistes parisiens sont mal placés pour donner des leçons aux automobilistes d'Île de France et d'ailleurs. D'accord, notre empreinte écologique est minimale si l'on considère notre mode de vie sous le seul angle du transport individuel. Mais l'insertion indolore de la bicyclette dans notre économie personnelle est facilitée par notre situation avantageuse, nous qui vivons dans une capitale où rien ne manque sauf les mètres carrés à prix modéré. Pour commencer, nous bénéficions de ce que de notre ville ne fut pas bâtie autour de l'automobile et qu'il demeure possible de s'y déplacer sans être transporté — les distances sont courtes, la plupart des voies sont praticables à pied et à bicyclette, la concentration des commerces et des services est restreinte, les opportunités professionnelles sont exceptionnellement variées. Certainement, les banlieusards en transhumance quotidienne préféreraient eux aussi être logés près de leur lieu de travail, ou travailler dans leur commune de résidence. Mais plus encore, la modestie apparente de nos déplacements à bicyclette ne peut escamoter le gigantesque réseau de racines routières, ferroviaires, pipelinières et électriques par lequel notre village draine à travers le pays les flux d'hommes, de marchandises et d'énergie que réclame son grand appétit. Paris — nulle part il n'est plus facile de se gargariser d'écologie tout en poursuivant benoîtement une existence douillette de consommateur ravi, perpétuellement au biberon de l'industrie du transport.
7. Expression aéronautique indiquant un niveau de carburant juste suffisant pour atterrir.
Bingo fuel7
Il doit y avoir quelque chose chez les garçons qui les porte instinctivement vers la vitesse. Chez certains, cela se traduit par une fascination précoce pour les voitures ou les motos. Pour moi, c'était les avions. Quelques fois, en période de manœuvres militaires, une pointe noire fendait brusquement le ciel d'été, le tonnerre à ses trousses. Longtemps après que l'apparition s'était évanouie, mon tout petit monde résonnait encore du tumulte de sa cavalcade céleste. Malgré la puissance de mes impressions, ma vocation de pilote s'étiola dès la petite école, quand il devint évident que j'étais un élève médiocre et un caractère pusillanime, et de surcroît myope comme une taupe. Je me suis contenté de feuilleter des livres d'images, lever les yeux vers les bruits de moteur et rater une poignée de maquettes, bref, les succédanés habituels pour les gamins transis d'aviation — tout cela formant le reflet pâlichon de ce que j'imaginais confusément être le degré le plus élevé de la liberté.
Aujourd'hui, le métier de pilote me paraît le comble de la servitude. Brêlé à un engin dont la moindre heure de vol vaporise le volume de carburant consommé annuellement par une automobile, sanglé dans la discipline militaire, chaperonné sans répit par le contrôle aérien, aux commandes mais ne se commandant pas lui-même, il n'est qu'un composant cognitif à l'extrémité de l'exorbitant système d'armes brandit par l'État aux frais du contribuable. Je ne doute pas que la vue demeure imprenable et la sensation grisante, mais mon admiration est tombée en panne sèche. J'ai juste assez mûri pour comprendre que la vitesse n'accroît pas l'indépendance, en tout cas pas si elle nécessite une haute consommation d'énergie (et elle la nécessite toujours). Je ne veux pas payer très cher une illusion de liberté, je veux le vrai truc : enfourcher mon vélo et fuir les boniments des marchands, ignorer le prix à la pompe, mépriser le crédit, partir sans but, m'arrêter dès qu'il me plaît, survoler les embouteillages, vivre radin, insouciant et peinard. J'ai rangé pour de bon les machines foudroyantes à la place qui leur convient : parmi les rêves enfantins, les chevaux ailés, les dragons, les mirages et les tapis volants •