La version officielle sur le gaz de schiste est tournée un peu comme ceci : des percées technologiques récentes réalisées par des compagnies d'énergie américaines ont rendu possible l'exploitation d'une source abondante mais auparavant inaccessible de gaz naturel, propre et écologique. Cela a permis aux États-Unis de devenir le premier producteur mondial de gaz naturel, surpassant la Russie, et s'apprêtant à mettre fin au monopole du gaz naturel russe en Europe. De plus, ce nouveau gaz de schiste se trouve dans de nombreux endroits du monde, et permettra, en temps et en heure, à la majorité des pays du monde de prendre leur indépendance vis-à-vis des producteurs traditionnels de gaz naturel. Par conséquent, la capacité de ces pays avec les plus grandes réserves de gaz naturel — la Russie et l'Iran — de contrôler le marché du gaz sera réduite, ainsi que l'ensemble de leur influence géopolitique.
Si c'était le cas, on devrait s'attendre à ce que le Kremlin, ainsi que Gazprom1, tremblent dans leurs bottes.
Mais le font-ils ?
Voici ce que le directeur de Gazprom, Alexeï Miller, à récemment déclaré au Süddeutsche Zeitung :
Le gaz de schiste est une campagne de communication mondiale bien organisée.
Il y en a plusieurs autres : le réchauffement climatique, les biocarburants.
Il a souligné que la technologie de production du gaz de schiste date de plusieurs décennies, et a suggéré que les États-Unis se tournaient vers celle-ci par désespoir.
Il l'exclut comme alternative énergétique pour l'Europe.
Est-ce juste la propagande de l'autre bord, ou Miller expose-t-il simplement l'évidence ?
Explorons cela.
Je baserai mon exploration sur des sources russes, c'est pourquoi tous les chiffres sont en unités métriques.
(Si vous voulez convertir en unités impériales2, 1 m3 = 35 pieds cubiques, 1 km2 = 0,38 miles carrés, 1 t = 1,1 tonnes courtes.)
1. La société russe Gazprom (Gazovaïa Promychlennost) est le premier producteur de gaz naturel du monde.
2. Dmitry écrit principalement pour un lectorat américain qui, au quotidien, compte toujours en unités anglo-saxonnes : feet, gallons, miles, etc.
Le bassin de gaz de schiste le mieux développé est Barnett, au Texas, responsable de 70 % de tout le gaz de schiste produit jusqu'à présent.
Par développé
j'entends foré, foré et foré, et puis foré encore un peu plus : en 2006 seulement il y avait à peu près autant de puits forés dans le schiste de Barnett qu'il y en a en production dans toute la Russie.
Cela parce qu'un puits moyen à Barnett produit environ 6,35 millions de mètres cubes de gaz, durant sa vie entière, ce qui correspond à la production moyenne mensuelle d'un puits russe typique qui continue de produire sur une période de quinze à vingt ans, ce qui signifie que la production d'un puits de gaz de schiste typique à Barnett est au moins deux cent fois plus petite.
Cette activité frénétique ne peut s'arrêter une fois qu'un puits a été foré : afin de continuer à produire même ces maigres quantités les puits doivent être fréquemment sujets à une fracturation hydraulique ou fracking
.
Pour produire chaque millier de mètres cubes de gaz, cent kilogrammes de sable et deux tonnes d'eau, combinés avec un cocktail chimique breveté, doivent être pompés dans le puits à haute pression.
La moitié de l'eau remonte et doit être traitée pour en retirer les produits chimiques.
Les besoins en fracturation dans le bassin de Barnett tournent autour de 7,1 millions de tonnes de sable et 47,2 millions de tonnes d'eau, mais les vrais chiffres sont probablement plus bas, puisque de nombreux puits passent leur temps arrêtés.
Malgré l'activité frénétique de forage et de fracturation, tout cela n'est que de la petite bière selon les standards russes. Les réserves prouvées de gaz naturel de la Russie s'élèvent à 43 300 milliards de mètres cubes, ce qui représente à environ un tiers du total mondial. Au rythme de consommation actuel, c'est assez pour durer soixante-douze ans. La production de gaz russe est contrainte par la demande, non par l'offre ; elle est basse en ce moment simplement parce que la zone euro est en pleine crise économique. Pendant ce temps, la production américaine s'est envolée, pour aucune raison adéquatement explorée, écrasant les prix et en rendant une grande partie non rentable.
Comparons : les prix de Gazprom à la tête de puits vont de 3 à 50 dollars par millier de mètres cubes, selon la région. Comparez cela au gaz de schiste aux États-Unis, qui va de 80 à 320 dollars par millier de mètres cubes. À ce prix, les États-Unis ne peuvent se permettre de vendre du gaz de schiste sur le marché européen. De plus, le volume global de gaz de schiste produit aux États-Unis, même compte tenu du rythme de forage fiévreux de ces deux dernières années, nettoyé, liquéfié et expédié en Europe dans des navires méthaniers, ne serait par suffisant pour occuper seulement le terminal méthanier de Gdańsk, en Pologne, qui est actuellement à l'arrêt. Il semble que Gazprom ait peu à s'inquiéter.
Les États-Unis, de l'autre côté, ont beaucoup à s'inquiéter. On parle déjà beaucoup de la pollution des nappes phréatiques et d'autres formes de destruction environnementale qui accompagnent la production de gaz de schiste, donc je ne l'aborderai pas ici. À la place, je vais me focaliser sur deux aspects qui sont tout aussi importants mais n'ont pratiquement pas reçu d'attention.
Premièrement, qu'est-ce que le gaz de schiste ?
Posez cette question, et l'on vous dira : Taisez-vous, c'est du méthane.
Mais en est-ce vraiment ?
La composition du gaz de schiste a quelque chose d'un secret d'État aux États-Unis, mais l'information sur le gaz produit par les neuf projets de test polonais a fuité, et elle n'est pas jolie : le gaz de schiste polonais s'est avéré contenir tant d'azote qu'il ne brûle même pas.
De la technologie existe pour nettoyer du gaz composé de, disons, 6 % d'azote, mais le gaz de schiste polonais est plus proche de 50 % et, étant donné les coûts de production élevés, les rendements faibles, l'épuisement rapide et la pression basse à la tête de puits, le nettoyer pour le porter aux spécifications (1 % d'azote) résulterait très certainement en une perte nette d'énergie.
Même si le gaz de schiste contient assez peu d'azote pour brûler, les difficultés ne s'arrêtent pas là. Il peut aussi contenir du sulfure d'hydrogène, qui est toxique et corrosif et doit être retiré avant que le gaz puisse être emmagasiné ou injecté dans un pipeline. Il contient probablement du toluène et d'autres solvants organiques — les ingrédients des cocktails de fracturation — qui sont cancérogènes. Enfin, il peut être radioactif. Toutes les argiles sont modérément radioactives, et le schiste est une sorte d'argile chauffée. Alors que le schiste de Barnett n'est pas particulièrement radioactif, le schiste de Marcellus, qui a récemment été le centre d'une activité de forage frénétique, l'est. Grâce au gaz de schiste de Marcellus, le gaz radon radioactif est livré directement dans votre cuisine, par les brûleurs de votre gazinière, ou aux cheminées de la centrale électrique à contrevent de là où vous vivez. On s'attend à ce que cela résulte en une augmentation des taux de cancer du poumon dans les années qui viennent.
Deuxièmement, pourquoi produit-on du gaz de schiste ? Le prix du gaz naturel a chuté, et il se trouve actuellement à environ 2 dollars par millier de pieds cubes. Cela revient à environ 70 dollars par millier de mètres cubes. Si le gaz de schiste coûte de 80 à 320 dollars par millier de mètres cubes à produire, on ne voit pas clairement comment on pourrait faire de l'argent avec.
Mais peut-être que faire de l'argent avec n'est pas le but. Et si le gaz de schiste n'était qu'une campagne de communication (avec d'horribles effets secondaires environnementaux) ? En revenant sur ce qu'Alexeï Miller disait : et si tout le but de l'exercice était d'accroître la capitalisation des compagnies d'exploration et de production de gaz de schiste ? La compagnie numéro un dans le gaz de schiste est Chesapeake Energy, le propriétaire du bassin de Barnett et un acteur majeur dans le bassin de Marcellus. Cette compagnie a presque fait faillite en 2009, mais s'est débrouillée pour redevenir profitable en 2010 et en 2011 en forant, forant et forant, et puis en forant encore un peu plus. Soixante pour cent de leur chiffre d'affaire provient des opérations de forage. Et maintenant il y a un scandale impliquant le directeur (ou ex-directeur ?) de Chesapeake Energy, Aubrey K. McClendon, qui s'est apparemment gratifié d'une participation dans chaque puits que sa compagnie forait, s'en est servi en garantie de milliards empruntés, et a utilisé les prêts pour parier que le prix du gaz naturel allait augmenter (ce qu'il n'a pas fait). Pendant ce temps, le nombre de forages de gaz naturel est tombé au plus bas depuis dix ans. Compte tenu de ce que les puits de gaz de schiste s'épuisent très rapidement, il semble que l'expansion du gaz de schiste soit terminée.
3. Dans le texte : dot-com bubble
, la brève période d'intense spéculation boursière engendrée par le développement de l'internet, aux alentours de l'an 2000.
Mais maintenant que c'est fini, qu'était-ce exactement ? Il semble que cela ait été quelque chose comme la bulle de l'internet3 : des compagnies sans moyen concevable de rapporter un bénéfice, utilisant le battage pour attirer les investissements et faire grimper leur valorisation. Depuis 2008, diverses sortes de manipulations du marché basées sur le battage médiatique sont devenues la base de la vie économique aux États-Unis, et donc cela n'a rien de nouveau ni de différent.
4. Facebook est le plus connu des réseaux sociaux
, une variété de sites que l'on peut assimiler à des sous-ensembles de l'internet où les informations sont échangées entre des utilisateurs ayant préalablement établie une relation explicite.
Cela sert généralement à partager des photographies approximatives, des blagues plus ou moins drôles, des rumeurs extravagantes et des liens rarement suivis vers d'excellents textes tels que celui-ci.
Une question intéressante est : quelle sorte de bulle les États-Unis vont-ils tenter de souffler la prochaine fois, s'il y a une prochaine fois ? Il y a la prochaine introduction en bourse de Facebook4. Facebook est un énorme gaspillage de temps et, en tant que tel, semble un peu sur-apprécié. Allons nous tenter de souffler une autre bulle de l'internet ? Un autre tour de prêts hypothécaires à risque ne semble pas en préparation. Que doit faire un garçon bulleur ? S'il n'y a plus de bulles à souffler, alors on en revient à la simple impression de monnaie.
Donc, tout ce truc de gaz de schiste n'a pas fonctionné comme prévu, n'est-ce pas ? Mais aurait-il pu ? S'il s'était avéré bien meilleur sous tous les angles, aurait-il pu rééquilibrer l'influence géopolitique de la Russie et de l'Iran vers les États-Unis ? Hélas, non.
5. L'Organisation des pays exportateurs de pétrole regroupe actuellement une douzaine de pays, la moitié au Moyen-Orient, deux en Amérique du Sud et le reste en Afrique.
Voyez-vous, il n'y a pas de marché mondial du gaz naturel.
Oui, il y a quelques méthaniers qui naviguent, mais c'est surtout un commerce de porte à porte.
Il y a un marché nord-américain fermé, un marché européen, et un autre marché dans la région Asie-Pacifique.
Ces marchés n'interagissent pas.
Le marché nord-américain et le marché européen auraient pu potentiellement partager un seul producteur : le Qatar.
Le Qatar voulait autrefois exporter du gaz naturel liquéfié vers les États-Unis, mais a ensuite décidé de l'exporter plutôt vers l'Europe, générant moins de perte, parce que les prix du gaz européens sont substantiellement plus élevés.
Et la raison pour laquelle le Qatar déverse son gaz en Europe est qu'il a du gaz à se débarrasser : son champ gazier du nord est un champ très humide
, avec un pourcentage substantiel de condensat de gaz naturel.
Le quota OPEP5 du Qatar est de 36-37 millions de tonnes de pétrole par an, mais le condensat de gaz naturel n'est pas considéré comme du pétrole et n'est pas couvert par les quotas de l'OPEP.
Exploiter la lacune sur le condensat permet au Qatar d'exporter 65,7 millions de tonnes : 77 % au dessus du quota.
Le gaz naturel liquéfié n'est qu'une production concomitante, et le Qatar peut se permettre de l'exporter vers l'Europe avec perte.
C'est une anecdote savoureuse, mais vraiment en note de bas de page, une exception qui prouve le cas général : il n'y a pas de marché mondial du gaz naturel.
Il y a toujours, cependant, un marché global de la désinformation américaine et de la communication de battage. Vue de la Russie, ce dont il s'agissait était très clair depuis le début : de la propagande américaine et des magouilles financières. Rien à voir ici, Messieurs-dames, circulez •