Il y a des projets importants qui doivent être mis en route comme si c'était pour hier, parce qu'ils sont la clef de la survie humaine. Malheureusement, ils ne peuvent être financés par les voies habituelles à cause de la nature tordue de l'économie de marché et de la finance globale, qui dicte que le seul but de l'investissement d'argent est de faire plus d'argent. Le projet d'éviter des conséquences désastreuses n'est pas une affaire lucrative, en soi, et ne se trouve pas financé. Mais importer de Chine des millions de citrouilles d'Halloween1 en plastique orange chaque année est un pari facile, et donc le marché donne priorité aux citrouilles en plastique orange sur ce qui est essentiel pour nous maintenir en vie. La main invisible du marché, il s'avère, est attachée à un invisible idiot.
Un bon exemple de cette sorte de projet est l'arrêt des centrales nucléaires avant que le réseau électrique ne tombe en panne et qu'elles ne se mettent toutes à fondre à la Fukushima Daiichi2, empoisonnant la terre et la mer autour d'elles pendant des milliers d'années. Le réseau électrique est en effet en train de tomber en panne : le taux de coupures électriques augmente exponentiellement aux États-Unis. Tout récemment une grande et importante partie du centre de Boston s'est éteinte à cause d'une explosion de transformateur. La réponse a été d'amener des générateurs diesels pour fournir de l'électricité de secours.
1. Halloween est une fête anglo-saxonne dont la version américaine a pour symbole la citrouille sculptée en lanterne grimaçante.
2. La centrale nucléaire de Fukushima, au Japon, sévèrement accidentée au cours d'un séisme en mars 2011.
Les transformateurs dans le réseau ont tendance a être vieux, parfois de plusieurs décennies, ne sont plus construits qu'à l'étranger à ce stade et, puisqu'ils sont chers, ils n'y a pas beaucoup de rechange disponible. À mesure que cette infrastructure vieillit (comme c'est et cela continuera d'être le cas, puisqu'il n'y pas d'argent pour la renouveler), de tels incidents s'accroîtront en fréquence, ajoutant une pression de plus en plus grande sur l'approvisionnement déjà rare et cher en gasoil. Déjà, dans de nombreux endroits, les générateurs diesel de secours sont mis en fonctionnement non seulement pour le secours, mais aussi pour combler les manques d'électricité fournie par le réseau pendant les heures de pleine consommation. Le gasoil est déjà utilisé pour le fret marin et terrestre, ainsi que pour la plupart des autres machines lourdes, et il n'y en a guère à épargner nulle part dans le monde, donc l'idée de remplacer le réseau électrique par des générateurs diesel locaux rencontrera une très sérieuse difficulté presque immédiatement. En fait, au vu des nombreux rapports sur les pénuries de gasoil dans le monde, elle l'a déjà rencontrée.
Une panne d'électricité prolongée est fatale à une centrale nucléaire. Sans réseau à alimenter, les réacteurs doivent être arrêtés, mais ils ont toujours besoin d'être refroidis afin d'éviter de fondre. L'électricité pour faire fonctionner les pompes de refroidissement provient de la centrale elle-même, du réseau électrique, ou, si les deux sont en panne, vous le devinez, de générateurs diesel. Il n'y a habituellement que quelques jours de réserves de gasoil sur place ; au delà, l'eau de refroidissement bout, le revêtement en zirconium des assemblages de combustible nucléaire prend feu, et le tout se met à fondre et devient trop radioactif pour seulement s'en approcher, encore moins pour nettoyer.
Pire encore, la plupart des cent et quelques réacteurs nucléaires aux États-Unis sont pleins de barres de combustible usagé. Le combustible n'est plus assez puissant pour générer de l'électricité, mais une bonne partie est encore très chaude, et donc les barres sont conservées dans des piscines d'eau, qui doit être renouvelée et refroidie pour éviter qu'elle ne s'évapore. Le combustible usagé contient des produits de désintégration qui s'étalent sur toute la table périodique des éléments, dont bon nombre sont à la fois radioactifs et toxiques. Si l'eau s'évapore, les barres de combustible brûlent spontanément, recouvrant la campagne alentour d'un panache de produits de la désintégration nucléaire toxiques et radioactifs. La solution est d'aller pêcher les barres dans les piscines, de les mettre dans des fûts secs, et de placer les fûts profondément en sous-sol dans des formations géologiques stables, loin des zones sismiques. C'est un processus lent et coûteux, pour lequel il n'y a actuellement pas d'argent.
Un autre projet, associé et également important, est d'aider les populations, particulièrement celles des pays développés, à faire la transition vers une vie sans beaucoup d'électricité. Dans la plupart des endroits, une combinaison de technologies basées sur les sources d'énergie renouvelables doit être mise en place pour fournir de l'électricité pour l'éclairage et les communications (les seuls usages pour lesquels l'électricité est critique). De plus, des installations solaires passives et concentratrices peuvent fournir l'énergie thermique pour les usages domestiques, et même pour certains usages industriels. Ceci, à nouveau, est un projet coûteux, à grande échelle, nécessitant un haut niveau de financement sur une longue période. Il ne faut pas s'attendre non plus à ce que ce soit une affaire lucrative : personne ne voudra payer pour voir son système électrique domestique multi-kilowatts remplacé par quelques lampes à diodes électro-luminescentes et des chargeurs pour électronique portable, et retourner laver sa vaisselle et son linge à la main dans de l'eau chauffée au soleil. On préférera rester dans le confort, et puis, quand ce ne sera plus possible, juste s'asseoir silencieusement dans le noir en portant des vêtements sales.
Et donc, d'où viendrait tout cet argent ? Certainement pas des gouvernements : ils sont trop occupés à sauver les banques et les compagnies financières qui fournissent aux politiciens leurs fonds de campagne. Cela ne laisse que les particuliers, alors examinons-les en tant que source potentielle de ce financement critique.
En prenant les États-Unis comme exemple, et en remontant la chaîne alimentaire à partir du bas, nous avons les opprimés : les victimes variées de l'esclavage, du génocide, de l'exploitation économique et de la discrimination raciale et ethnique qui font de ce pays un grand pays.
Appelons-les simplement les pauvres
.
Ils remplissent une fonction clef dans la société : celle de procurer aux abeilles travailleuses légèrement moins opprimées un sentiment de supériorité, pensant au moins on s'en sort mieux qu'eux
et continuant à travailler pour des clopinettes.
Financer de grands projets n'est pas une fonction de l'un ou l'autre de ces groupes de population, bien qu'ils puissent être exploités pour fournir du travail, et qu'ils achètent une énorme quantité de tickets de loterie.
La plupart sont indigents, ou pauvres, ou survivent d'une paye à l'autre, embourbés dans l'endettement.
Puis nous avons le groupe beaucoup plus petit des gens qui ont un patrimoine non-négligeable.
Puisque l'expression classe moyenne
est devenue tout sauf signifiante, appelons les seulement les riches
.
Ce groupe rétréci chaque jour, tandis que de plus en plus de gens en viennent à mesurer leur richesse non à ce qu'ils possèdent mais à ce qu'ils doivent.
Si vous pensez que l'épargne et l'endettement sont diamétralement opposés, vous avez peut-être raison, dans un sens strict, mais seulement si vous ignorez le but essentiel de l'argent pour les riches, qui est de les faire se sentir riches.
Pour se sentir riches, ils ont besoin de deux choses.
La première inclut toute sorte d'accoutrements de riche : voitures et vêtements clinquants, derniers gadgets, femmes à gros implants mammaires en silicone, vacances de ski et ainsi de suite, et il n'importe guère que ceux-ci leur soit procurés en dépensant de l'argent ou en contractant de la dette ; ils se sentent riches d'une façon ou de l'autre, ou du moins plus riches que quelqu'un d'autre qu'ils puissent mépriser, ce qui est tout ce qui compte vraiment.
La seconde inclut l'excitation abstraite et addictive de manier de grandes sommes d'argent, qu'il soit le leur ou emprunté ; le but de l'argent est de faire plus d'argent, et le but de la dette est de faire plus de dette.
Se séparer de leurs économies pour éviter le désastre et accepter un mode de vie plus humble ne leur donnera pas le sentiment d'être riche de l'une ou l'autre façon.
3. George Soros est un milliardaire connu pour à la fois critiquer et pratiquer la spéculation financière.
4. William Henry Gates III est le cofondateur de la société d'informatique Microsoft.
Souvent estimé l'homme le plus riche du monde
, il a fondé en 2000 sa propre organisation caritative et s'efforce d'inciter d'autres milliardaires à léguer la majeure partie de leur fortune à des œuvres philanthropiques.
5. Le système d'exploitation est le logiciel en chef
de votre ordinateur.
Ici, il est fait allusion à Windows, livré d'office avec l'écrasante majorité des ordinateurs personnels.
6. Wal-Mart est la plus grande entreprise de distribution du monde, et le plus gros employeur privé aux États-Unis.
7. Et retraduit en français par mes soins. J'espère qu'il reste quelque chose de Brecht là-dedans.
Enfin, nous avons les super-riches : ceux qui ont tout simplement trop d'argent.
Des gens comme George Soros3 ou Bill Gates4 font grand cas de leur philanthropie, en promouvant la démocratie ou en combattant la malaria ; ne pourraient-ils pas aider ?
Théoriquement ils pourraient (ils ont certainement l'argent pour) mais nous devons comprendre ce qu'ils sont.
Ce sont des vampires.
Ils ne sucent pas notre sang, littéralement, mais notre temps et notre labeur.
Nous gagnons notre vie
et une promesse de retraite de plus en plus vide (une fois que nous sommes trop vieux pour leur être utiles) sur une planète de plus en plus dévastée ; ils gagnent tous le reste.
La façon dont ils confisquent notre richesse varie — Soros a volé les économies des gens en spéculant sur les marchés monétaires ; Gates a prélevé une taxe Microsoft
en imposant au monde un système d'exploitation5 bogué, bouffi et branlant avec la complicité du gouvernement américain ; les Walton, qui possèdent Wal-Mart6, l'ont fait en expédiant les emplois américains en Chine tout en mettant sur la paille les petits commerces aux États-Unis.
Mais la façon dont ils distribuent leurs largesses ne varie pas : son but est de leur donner l'apparence d'hommes bons.
Pour se donner un peu de perspective sur ce que cela signifie, voici un poème de Bertolt Brecht, traduit par Slavoj Žižek7 :
L'interrogatoire du Bon
Avancez : nous entendons
Que vous êtes un homme bon
Vous ne pouvez être acheté, mais la foudre
Qui frappe la maison, aussi
Ne peut être achetée.
Vous êtes fidèle à ce que vous dites.
Mais qu'avez-vous dit ?
Vous êtes honnête, vous dites votre opinion.
Quelle opinion ?
Vous êtes courageux.
Contre qui ?
Vous êtes sage.
Pour qui ?
Vous ne tenez pas compte de vos intérêts personnels.
De qui sont les intérêts dont vous tenez compte alors ?
Vous êtes un bon ami.
Êtes-vous aussi un bon ami des gens bien ?
Entendez-nous à présent : nous savons
Vous êtes notre ennemi.
C'est pourquoi nous allons
Maintenant vous mettre devant un mur.
Mais en considération de vos mérites et de vos bonnes qualités
Nous allons vous mettre devant un bon mur et vous abattre
Avec de bonnes balles d'un bon fusil et vous enterrer
Avec une bonne pelle dans la bonne terre.
Les super-riches ont donc deux fonctions dans la société. La principale fonction est d'aspirer la richesse de la Terre et de l'Humanité aussi efficacement que possible. La fonction ancillaire est d'en recracher un peu d'une façon qui les fasse passer pour les bienfaiteurs de la Terre et de l'Humanité. Mais il y a un problème avec cette balance des paiements : afin que la Terre et l'humanité puissent tirer un bénéfice net de leurs activités, il faudrait qu'ils en recrache autant, sinon plus, qu'ils en aspirent. Dans le processus, ils cesseraient d'être super-riches ; ils cesseraient effectivement d'exister.
Et nous voilà au point crucial de la discussion.
La seule source de fonds possible pour notre projet de rendre la planète survivable
pour les générations futures est les super-riches, mais dans le processus ils doivent cesser d'exister.
L'approche de Brecht est à la fois simple et spectaculaire mais une option plus humaine peut être imaginée.
Il y a un certain moment où les gens sont particulièrement malléables, lorsqu'il s'agit de se débarrasser de leur argent : sur leur lit de mort.
À l'article de la mort, on médite inévitablement sur le fait que on ne peut l'emporter avec soi
, la pensée d'un monde potentiellement déplaisant après la mort commence à tourmenter l'esprit...
Avec la bonne sorte de persuasion, des résultat spectaculaires sont souvent obtenus par des prêtres, des dirigeants d'organisation non-lucratives et d'autres mendiants.
C'est à ce moment qu'un boniment pour sauver ce qui reste de la planète peut réussir.
8. Dans le texte : facelifts.
9. Botox est le nom commercial de la toxine botulique, un puissant poison utilisé pour atténuer les rides en provoquant une paralysie faciale sélective.
Imaginons notre super-patriarche à l'agonie. Rangées devant lui se trouvent ses diverses (ex-)épouses (dans un harem occidental les épouses sont espacées dans le temps aussi bien que dans l'espace, pour respecter les lois locales sur la bigamie) et leurs divers enfants, tous attendant leur bout de l'héritage. Il y a la vieille harpie tannée qui est passée la première, la femme trophée à présent fanée qui tentait de se maintenir avec des liftings8, des implants et du Botox9, mais ressemble maintenant à un animal baudruche partiellement dégonflé, et la jeune nymphomane, jolie mais sociopathe, qui sur le tard lui tient compagnie (ainsi qu'à ses gardes du corps). Ils sont tous hideux dans leur préoccupation hypocrite pour son bien être, souhaitant sa mort rapide. Les enfants sont hideux à leur propre manière : tous rompus à la saine rivalité fraternelle sur qui fera l'absolu minimum pour apaiser le monstre-papa et éviter d'être déshérité. Que quelqu'un se mette à soupçonner que le vieil ogre laissera tout le butin à son favori, et le favori est retrouvé dans la cave à vin, étranglé avec une écharpe de soie. Il y a une raison pour que les auteurs anglophones huppés écrivent tant de polars meurtriers, et c'est pour la même que les peintres paysagistes peignent tant d'arbres : c'est ce qui pousse là.
Mais alors un groupe de gentlemen dignes et austères arrive et demande une audience.
Ce sont tous les membres authentiques d'une société secrète que notre patriarche souffrant connaît bien, et ils exposent un plan : son héritage doit être ajouté à leur trésor de guerre, qui sera utilisé à mener une guerre totale pour gagner un avenir survivable
.
Il mourra pour que la Terre puisse vivre.
Le notaire est convoqué, les Dernières volontés et le Testament sont hâtivement amendées et signées, et le patriarche expire dans la béatitude.
Et si ça ne marche pas, alors il y a ce que Brecht suggère •