Méditations au gin sur les coqs hors la loi, les martinis dans des gobelets en fer blanc et ma cavale hors de la cage dorée de Mammon1
1. Mammon est une personnification biblique de la cupidité.
Il est près de minuit et les chiens qui dorment dans le sable sous ma cabane, Rex et Pluto, émettent des grognements gargouillants, comme s'ils poursuivaient des lapins imaginaires dans leur rêve. Je suis étendu au lit, juste inspirant et expirant, et je me sens si libre que j'ai ri tout haut une paire de fois ce soir, une chose que je n'avais jamais fait de ma vie. Du moins pas en regardant le plafond. Demain je ne m'inquiéterai pas de perdre mon cul dans le marché déclinant de l'immobilier. Je ne ferai plus la navette trois horripilantes heures par jour, ou m'engorgerai nerveusement devant mon portable pendant des heures. Ni ne m'éveillerai avec les crimes de l'empire courant comme un ruban de machine à additionner dans ma tête, annoté avec toutes les façons dont j'ai contribué à ces crimes en participant au style de vie américain. Après plus de deux ans d'effort, je me suis barré du goulag doré, bon Dieu, et je me dis qu'au moins j'ai cessé de faire partie du problème — ou du moins autant qu'on peut sans vivre à poil dans une grotte himalayenne en grillant des insectes sur un feu de bouse.
2. Le Bélize est un petit pays anglophone au sud du Mexique.
Quand je suis arrivé au Bélize2 il y a quelques semaines j'ai juré de ne jamais écrire sur ce pays, principalement parce que les Américains pour qui j'écris sont plus intéressés par la politique américaine, la religion, les questions de classe et la guerre d'Irak. Comment diable n'importe qui avec plus d'un pouce de front pourrait ne pas être inquiet de ces choses là ? Mais le contraste ici est si complet qu'il semble inévitable d'écrire sur la vision de l'Amérique depuis le Bélize et le village de Hopkins cette fois. Je dois dire que d'ici l'empire n'a pas l'air très différent. Ni pire, ni meilleur. Mais la pression et la puanteur de l'empire sont moindres dans cette brise des Caraïbes et la marque de la bête est plus nette à distance.
3. Lire à ce sujet : Sous le manguier bleu.
Les effets du déménagement ont été immédiats.
Comme un expatrié m'avait dit qu'il arriverait il y a des années, des jours entiers passent où je ne pense pas du tout à l'Amérique, encore moins où j'enrage contre elle, une chose que j'aurais auparavant considéré comme impossible.
Mais quand cela arrive, on le fait plus calmement et on ne perd pas le sommeil pour les criminels qui dirigent actuellement l'entreprise là haut.
Occasionnellement la pensée me vient qu'un esprit paisible pourrait tuer ma pitoyable petite carrière d'écrivain gauchiste en colère.
Puis je regarde le village de Hopkins et ces Garífunas (un mélange d'Indiens des Caraïbes et d'Africains), éminemment sains bien que pauvres, et je pense : Et alors ? Tout n'est qu'une bon Dieu d'identité en Amérique, y compris écrire.
L'identité est une escroquerie dans un pays de clones contrôlés pas les médias.
Et d'ailleurs, qui voudrait n'avoir qu'une corde à son arc dans la parade des zombies consommateurs ?
À la fin cependant, partir était absolument une question de sauvegarde de ma santé mentale.
Cela revenait soit à devenir l'un de ces frappadingues déblatérant à l'extrême gauche de l'internet, soit à s'évader de l'Amérique pour trouver quelque chose ressemblant à l'équilibre près de la fin d'une vie marquée par le déséquilibre anxieux et la contradiction.
La liberté personnelle de faire cela résidait clairement ailleurs et, après quelque exploration, je me suis décidé pour le village de Hopkins, au Bélize3.
Cela semblait simplement plus libre.
Plus vrai.
Un rêve libertaire moite avec plage
À des endroits comme le village de Hopkins on peut encore envoyer son gamin au magasin pour rapporter des cigarettes.
Maintenant les politiquement corrects
installés là-bas aux États-Unis doivent cracher du lait de soja par le nez à cette idée, mais elle représente un degré de liberté par rapport au contrôle du gouvernement.
Et d'ailleurs, ce n'est pas l'affaire des Américains la façon dont les Garífunas noirs du Bélize — dont les ancêtres se sont échappés d'un navire négrier naufragé au XVIe siècle — mènent leur vie.
Au Bélize il n'est pas interdit par la loi de boire et de conduire et il n'y a pas de limites de vitesse.
Ici, à Hopkins, on peut construire sa maison sans permis ni inspections, vendre de l'immobilier sans licence, boire ouvertement de l'alcool pendant qu'on brûle joyeusement des ordures dans sa cour devant chez soi.
On peut colporter du darasa fait à la maison — de la banane râpée épicée, emballée et cuite dans des feuilles de bananier — ou faire griller du porc pour les voisins depuis son porche sans interférence des inspecteurs sanitaires.
La plus grande part de cette non-interférence existe simplement parce qu'il n'est pas dans le caractère national de contrôler tous les aspects de la société ou d'essayer de protéger chaque citoyen de toutes les infortunes possibles. Acculé à choisir entre faire fonctionner des écoles pour les enfants dans les coins sauvages du district de Toledo ou arrêter tante Lula pour avoir colporté des queues de cochons bouillies dans les haricots rouges au coin de la rue, le gouvernement laisse passer tante Lula. C'est un endroit laxiste, un rêve moite de libertaire.
4. Dans le texte : riding thumb
.
Dans un pays misérable, rafistolé, où tout manque, particulièrement les véhicules motorisés, le laxisme est une bonne chose.
Faire du stop (monter à pouce4
) est considéré comme une manière respectable de se déplacer dans le pays, et les gens s'arrêtent pour vous.
La plupart des gens ne possèdent pas de voiture, mais il y a des taxis dans les communautés plus grandes et des bus depuis et vers presque n'importe où.
Autrement, c'est vous et votre fidèle bicyclette.
Si vous n'avez jamais rapporté à la maison une charge de deux mètres quarante par un mètre vingt de tôle ondulée dans un taxi, ou une poutre de trois mètres sur une bicyclette, vous n'avez pas vécu.
Dans notre village de mille trois cents habitants il n'y a qu'une dizaine de véhicules motorisés environ.
Il y a des jours où je souhaiterais qu'il y ait un peu plus d'infrastructure de transport dans le coin.
5. Le taco est un plat d'origine mexicaine constitué de crêpes de maïs garnies de viandes et de légumes.
Pourtant, grâce à la pénurie d'infrastructure matérielle, j'accomplis des buts écologiques presque par accident. Je n'utilise que dix ou quinze litres d'eau par jour, plus vingt autres litres le jour de la lessive pour un total d'environ cent à cent dix litres d'eau par semaine. Le ménage américain moyen doit utiliser plusieurs centaines de litres par personne, quand on inclut la lessive, les pelouses, le lavage des voitures, etc. Mais c'est possible pour moi parce que l'entretien sanitaire de la vie courante est tellement plus simple. Une paire de shorts, un pantalon et une chemise blanche — qui passe pour habillée par ici — quatre maillots et ma vieille veste de pêche ne demandent pas beaucoup d'eau de lavage. La douche d'eau froide ici (gardez à l'esprit que la température de l'eau est dans les vingt cinq degrés la plus grande partie de l'année, dans les trente cinq si on a un réservoir d'eau au soleil) coule très faiblement et n'utilise que quatre à huit litres d'eau dans les occasions où l'on ne se baigne pas dans la mer après le crépuscule. En ce qui concerne le pétrole, je dirais que mon besoin en transport — un voyage en bus de soixante bornes jusqu'à Dangriga à peu près chaque semaine — ne fait même pas quatre litres, à en juger d'après le ticket de bus à deux dollars cinquante dans un pays où le pétrole est à plus de un dollar et demi le litre. Bien sûr, personne ne préconiserait que les Américains adoptent les méthodes du tiers-monde, mais l'excès d'infrastructure de transport est une chose qui existe — particulièrement si elle est insoutenable, lourde à entretenir et principalement dédiée à aller acheter du poulet frit et de mauvais tacos5.
6. Howard Zinn est un historien et politologue célèbre pour avoir écrit une histoire populaire des États-Unis devenue un classique. C'est également une figure de la gauche radicale américaine.
7. Al Jazeera est une chaîne de télévision du Qatar qui a conquis une vaste audience internationale en diffusant des informations sur le monde arabe et des opinions qui ne passent pas sur les chaînes occidentales.
8. Le Public Broadcasting Service est un réseau de chaînes de télévision, privé et à but non lucratif, subventionné par l'État fédéral.
9. Doritos est une marque de chips aromatisées.
10. Danny Schechter est un journaliste d'investigation, le producteur de nombreux documentaires télévisés et un auteur d'essais critiques sur les médias.
Howard Zinn6 et la fille de la météo sur Al Jazeera7
Aux États-Unis j'ai cessé depuis longtemps de regarder les informations
télévisées.
Mais ici, dans mon petit coin miteux de monde libre je regarde Al Jazeera toutes les nuits après la taffe du soir et la tasse de liqueur locale.
Je suis ici pour vous dire mes chéris qu'Al Jazeera est ce que PBS8 aurait du être.
Particulièrement sa nouvelle chaîne documentaire.
Al Jazeera, ou AJ comme on dit, présente le monde et la question primordiale des classes, les grands et les puissants, ceux qui ont et ceux qui n'ont pas, franchement, en vous laissant à peu près vous former vos propres opinions.
En même temps, quand il s'agit de documentaires, Al Jazeera avertit les spectateurs qu'ils vont voir des documentaires faits avec un point de vue, des documentaires qui n'ont pas peur de montrer de la passion ou de la compassion.
Je suis presque tombé du tabouret du bar quand ils ont passé un documentaire sur comment l'arnaque du régime allégé en sel sert à l'industrie pharmaceutique d'escroquerie symbiotique, et pourquoi aucun autre pays dans le monde ne se laisse avoir sauf les États-Unis et leur toutou, la Grande-Bretagne.
C'était tellement plaisant que je me suis trouvé affamé d'un sac de Doritos9 et souhaitant pouvoir commander une pizza.
La nuit dernière j'ai regardé un documentaire argentin fait maison sur les boat people des îles Canaries.
Mais plutôt que de présenter le porno de la misère si commun dans les documentaires américains (Qu'est-ce qu'il souffrent les pauvres petits enfants noirs, Henry ? Ils n'ont pas de jambes. Une histoire de mine ou quelque chose comme ça.
), le producteur amateur s'est immergé parmi les familles des boat people au Mali et la destruction de leur petite industrie du sucre par l'affairisme global.
Les documentaires d'Al Jazeera peuvent varier en qualité, mais on ne peut qu'aimer une chaîne où le producteur Danny Schechter10 est une vedette et où Howard Zinn est considéré comme un vieux sage.
Ce soir il répond à des appels, la plupart profondément intelligents, de toute la planète concernant l'état actuel de l'Amérique.
Il semble très usé et fatigué et dit la vérité dans son plein contexte.
Et je n'aborderai même pas les, heu... attributs de la fille de la météo sur Al Jazeera.
PBS n'a jamais été comme ça.
11. Al Jazeera a lancé en 2006 une chaîne d'information en anglais diffusée principalement par le satellite et les réseaux câblés.
12. L'expression second monde
désigne probablement dans l'esprit de Joe Bageant les pays industrialisés pauvres, et plus particulièrement les foyers de mouvements socialistes tels que le Venezuela d'Hugo Chávez.
Il y a des rumeurs qu'Al Jazeera pourrait même venir à la télévision américaine11. Difficile à imaginer, mais espérons. Il n'est peut-être même pas possible de retenir l'attention fuyante de la plupart des Américains avec des informations pleinement contextuelles, ou n'importe quoi de pleinement contextuel d'ailleurs. Pourtant je voudrais bien parier que si davantage d'Américains étaient exposés à la couverture du monde par Al Jazeera, particulièrement le second12 et le tiers-monde, les gens réagiraient. Pas la majorité des Américains, remarquez, parce que la plupart d'entre nous sont trop pauvrement lettrés et éduqués pour s'en soucier. Même ainsi, nous ne sommes pas complètement sans cœur, juste gardés aveugles et ignorants par l'excavation à ciel ouvert de notre culture par les médias.
Quand on est parmi les Garífunas, un peuple dont la culture est relativement intacte, le démantèlement de la culture par le marché américain et la marchandisation de la vie humaine sont criants.
Et d'autant plus que nos citoyens ne s'en aperçoivent pas.
Essayez de mobiliser les Américains contre les grandes sociétés et tout ce que vous obtiendrez est une réaction vide, plate.
Ils ont passé leur vie entière à regarder des présentations à visage souriant de sociétés géantes.
Elles constituent notre paysage culturel entier et les Américains moyens ne peuvent pas imaginer que les sociétés qui leurs fournissent des biens, des services et du boulot puissent être mauvaises de quelque façon.
Grâce, particulièrement, à la télévision et au génie de l'État capitaliste, les sociétés sont maintenant invisiblement mêlées à notre plus profonde identité, à la fois personnelle et nationale.
Par conséquent, pendant que j'étais en train de regarder Howard Zinn, aux États-Unis la chaîne National Geographic diffusait des émissions spéciales sur l'usine Harley Davidson et l'usine de camion Peterbuilt, narrée sur un ton patriotique ressemblant beaucoup à la vieille propagande domestique de la Russie soviétique et aux films populaires
chinois.
Dans l'industrie de la télévision américaine, ces spectacles sont classés éducatifs
, bien que leur but soit le même que celui des productions du reich des années 1930 — lier l'identité des gens à l'ingéniosité et la pure puissance
de la patrie américaine afin de créer une fierté des accomplissements de l'État capitaliste, et finalement, de percevoir la consommation comme triomphale.
Pentecôtistes, pipeliniers et le gobelet de Martini de Hopkins
13. Wal-Mart est la plus grande entreprise de distribution du monde, et le plus gros employeur privé aux États-Unis.
Étant venu ici plusieurs fois en quelques décennies, j'ai appris qu'après un certain temps, quel que soit l'amour que l'on porte au Bélize et à son peuple, il vient l'envie occasionnelle de se biturer avec quelqu'un de sa propre espèce américaine.
Et bien que je sois naturellement attiré par les réfugiés politiques comme moi-même, il n'y en a vraiment pas tant que cela ici pour des raisons politiques.
En fait, il n'y a pas tant d'expatriés américains au Bélize qu'on le penserait, étant donné l'état des choses là haut.
Quand on rencontre un type blanc
, c'est probablement un pentecôtiste ou un témoin de Jéhovah portant une chemise à manches longues et une vilaine cravate, et suant comme un porc en rut.
La plus grande concentration d'expatriés — pour la plupart des retraités grognons et je-sais-tout ennuyeux et des vieux ivrognes désabusés cherchant l'endroit le moins cher pour boire leur pension, Dieu les bénisse — semble être dans le nord à Corozal, d'où ils peuvent facilement se rendre au magasin Wal-Mart13 juste de l'autre côté de la frontière Mexicaine.
Mais ces expatriés que l'on rencontre dans les coins les moins fréquentés du Bélize, d'Amérique et d'ailleurs sont le plus souvent sensationnels.
On trouve un cultivateur de pétard californien à la retraite ; des vieux pipeliniers
libertaires d'Alaska ; des fugitifs du fisc ; des couples lesbiens anarchistes allemands tenant des bed & breakfast dans la jungle ; des négligeurs de pension alimentaire ; et des citoyens âgés épuisés par leur service dans le camp de travail américain et plus d'accord pour se coltiner la bureaucratie qui était censée s'occuper d'eux.
En bref, presque tout ceux dont l'Amérique ne veut plus aujourd'hui.
Certains ont trouvé la sagesse il y a longtemps, comme Warren, un ancien hippie décharné et grisonnant qui fait marcher une petite scierie dans la communauté du village de Silk Grass.
Il s'est installé ici au début des années 1970, a épousé une dame hispano-maya et a commencé à construire sa scierie.
Avant de venir ici, dans le district de Stann Creek au Bélize, il a parcouru à pied toute la côte de l'Inde.
Ça lui a pris des années.
C'était comment, parcourir la côte indienne à pied ?
Bizarre
, répond-t'il.
Ce matin, après avoir livré une cargaison de bois, Warren s'est assis dans le siège de voiture qui passe pour du mobilier de jardin dans notre cour et, avec le soleil luisant sur sa mâchoire pas rasée, m'a raconté ses projets de déménagement plus profond dans les terres, vers sa ferme dans les monts Maya, où il s'occupe de quelques arpents d'orangers en fin de semaine.
Son regard est devenu distant, puis il a dit :
Il y a eu un temps où l'on pouvait bien démarrer ici sur du sable, s'installer avec une machette, une hache, un fusil, une tente, des graines de potager et construire une famille et une vie.
Une affaire, même.
Je n'ai aucun doute qu'il ait fait cela, tout comme font encore quelques Indiens dans la jungle profonde vers le sud.
Warren continue :
Les gamins ont grandi et ils font marcher la scierie.
Je veux juste prendre mes chevaux et monter là où c'est calme.
Pas d'agitation.
De l'agitation ?
Je serais bien surpris si Silk Grass avait cinq cents habitants sous ses toits de chaume et de tôle là-bas dans la savane.
En tout cas, il semble quelque peu douteux que l'Amérique puisse produire une telle figure iconique d'autosuffisance ces temps-ci.
Et puis il y a Cosmo.
Coz est un bélizien noir né citoyen américain, un créole élevé à Oakland en Californie avec la double nationalité.
Ancien réparateur de Xerox, il est revenu au Bélize en 2000 à quarante deux ans, après l'élection truquée de George Bush.
Maintenant, Coz n'est pas spécialement un animal politique.
Il n'est à peu près qu'un animal.
Mais il a un nez et un instinct en or :
Bush a un sale caractère tu sais, et quand on met des types comme ça à la tête de la plantation, la première chose qu'ils font est de cogner sur quelques nègres pour s'échauffer.
Ensuite ils verrouillent la porte et tombent sur tous les autres.
Après l'élection je me suis dit :
Ça suffit ! Les Noirs ont déjà vu ce film.
Et j'ai filé.
En plus, il y a d'autres choses dans la vie que des putains de cartouches d'encre et une épargne retraite.
L'une de ces choses est le joint, et Cosmo en brûle sa part, évidemment, n'ayant pas hérité de l'habitude bélizienne générale de modération, quand il s'agit de la marijuana. Mais l'herbe est assez peu chère au Bélize pour qu'il arrive à vivre avec environ sept cents dollars par mois dans une toute petite cabane de plage non peinte tout à fait comme la mienne. Coz reste peut-être défoncé, mais il a néanmoins réussi à apporter une contribution majeure à la culture de l'imbibation par ici — le gobelet de Martini de Hopkins. Il y a certaines choses qui sont nécessaires à n'importe quelle tentative de vie civilisée sous un climat tropical et le Martini en est une.
Le gobelet de Martini de Hopkins
— En utilisant un grand bouchon de bouteille de bain de bouche qui contient trois centilitres de liquide, verser trois traits de vodka Travelers et de gin Mayfair Dandy sec (des marques béliziennes) dans un bocal rempli de glace.
— Ajouter un tiers de cuillère à café de liqueur (une boisson aux herbes locale extraite de l'aristoloche en la trempant dans du rhum à quatre-vingt degrés). Agiter légèrement.
— Verser dans un gobelet émaillé (les gobelets en métal laissent un mauvais arrière-goût), de préférence un gobelet qui est resté dans le compartiment congélateur de votre réfrigérateur de cent dix litres en plastique fabriqué en Corée.
— Embrocher deux olives de votre réserve jalousement gardée sur une paille de quinze centimètres arrachée à un balai et jeter dans le gobelet.
En servir deux généreusement.
Ah, si le Bélize n'était que gobelets de Martini et toucans ! Il est facile de laisser des trucs comme les jaguars, les pyramides mayas et le bavardage créole lyrique sous les palmiers éclairés par la lune vous amener à penser que vous avez échappé à l'Amérique. Premièrement, vous gagnez probablement votre argent par une source américaine (dans mon cas, l'écriture) alors il faut y retourner périodiquement, que vous le vouliez ou non. À un certain point cependant, à moins d'être une larve de fond fiduciaire dévorant la liasse de papa, l'un des syndicats coercitifs de l'élite de l'Amérique vous mettra à genoux, vous traînera là-bas et, une fois de plus, vous essorera de chaque dollar avant de sortir les tenailles pour vos dents en or tandis que vous courrez vers la frontière en hurlant. Pour les expatriés, c'est habituellement le syndicat américain de l'extorsion médicale. L'industrie médicale attrape tout le monde à la fin, sauf les riches qui se sont enfuis avec leur butin vers des endroits tout proches comme Placencia ou San Pedro, là-bas sur les récifs coralliens du Bélize, où ils sirotent du punch et déchirent les récifs avec leurs bateaux à double moteur Chrysler.
14. M. Magoo est un personnage de dessin-animé aussi myope que têtu.
L'industrie médicale a eu Shirley Marvel, une Américaine de soixante ans qui est au Bélize depuis vingt ans.
Shirley est l'une de ces aimables vieilles schnocks, la sorte de silhouette de Magoo14 que l'Amérique transforme en clocharde.
Après avoir travaillé vingt et un ans et payé ses impôts aux États-Unis, elle a vu la lumière.
Elle a maintenant une boutique d'art et d'artisanat tribal, ce qui dans un lieu comme le village de Hopkins est équivalent à un métayage dans le désert de Gobi.
Mais si l'on est frugal, comme une nonne carmélite, on peut subsister sur ce qui reste après avoir payé son impôt sur le revenu américain dans une félicité étrange et approximative.
Jusqu'à ce que l'industrie médicale entre en scène.
Quand un docteur bélizien a soupçonné que Shirley pourrait avoir un lymphome sous-cutané dans le dos et a recommandé qu'elle voit un cancérologue, Shirley a paniqué, comme font la plupart des gens.
Après avoir pris un second avis, qui a donné le même diagnostique : peut-être que c'est un cancer, peut-être pas — vous avez besoin d'un spécialiste
, elle a emballé ses nippes et s'est envolée pour Houston, où de nombreux expatriés américains vont pour des soins de santé majeurs, particulièrement la chirurgie.
Shirley est descendue de l'avion à Houston et directement dans la gueule sans remords de la médecine de style américain.
Ils l'ont passée à la tomographie sous toutes les bon Dieu de couture, on fait tout les tests concevables et même quelques uns inconcevables (depuis quand il y a-t-il un lien entre le cancer et la borréliose ?).
Puis est venue la parade des docteurs consultants pompe-fric que les hôpitaux américains imposent aux patients pour extraire autant d'argent que possible des compagnies d'assurance.
Patiente D-7228, Marvel Shirley D., négative pour le lymphome sous-cutané
, a déclaré l'industrie médicale.
Shirley est restée à l'hôpital six heures.
La facture était de douze mille dollars.
Le problème était qu'elle n'avait pas d'assurance.
Et elle n'avait certainement pas douze mille balles dans une boite de café enterrée dans le sable au Bélize.
Alors il ne lui restait plus qu'à supplier, emprunter et gratter son chemin sur une route encore plus indigente qu'avant, celle sur laquelle elle marche encore aujourd'hui.
À cause du réflexe et de l'acculturation (les seuls bons docteurs sont en Amérique, hein ? — elle aurait pu être traitée gratuitement à Cuba par quelques uns des meilleurs docteurs du monde), pour la plupart des Américains il n'y a pas d'évasion complète de l'Amérique à part la mort, et encore c'est forcément cher, à moins que comme les Garífunas on refuse de fétichiser l'acte de mourir. Selon leurs lumières, quand c'est le moment, c'est le moment. On laisse les toubibs faire une tentative raisonnable, et puis on passe à autre chose. Si vous mourrez, il y aura une veillée, puis neufs jours plus tard une grande fête nocturne appelée beluvia en votre honneur, après quoi, si vous êtes un pratiquant de la religion africaine dugu locale, votre esprit sera consulté comme un conseillé respecté durant les siècles à venir. Pour vos conseils depuis l'autre monde, la famille et la communauté vous paieront sous forme de danses rituelles, de rythmes de tambour et d'offrandes de nourriture.
Le propos est que si vous comptez fuir vers une société du tiers-monde (et regardons les choses en face, tous ces Américains qui comptent filer vers une Nouvelle-Zélande étanche à l'immigration ne se sont pas renseignés), il vaut probablement mieux adopter la philosophie et les façons du tiers monde, plutôt que d'essayer de s'accrocher à la sécurité illusoire et sans âme du premier monde dans une culture caribéenne où même les poulets, bien qu'ils soient mangés de bon cœur, sont considérés comme ayant une âme.
15. Dans le texte : No more chiken on da plate fa Placencia
.
16. Le mennonitisme est une variété de protestantisme pacifiste et hostile au baptême des nouveau-nés.
En parlant de poulet, Cosmo me dit que les riches Américains ont interdit les coqs, là-bas à Placencia
, un petit village Garífuna au sud.
C'est la rumeur qui passe de personne à personne à travers les villages côtiers béliziens de Barranco, Punta Gorda, Seine Bight et jusqu'ici au village de Hopkins.
Il semble que les coqs criaient trop tôt pour les Américains qui ont construit les coûteuses résidences de bord de mer ou ceux demeurant au nouvel hôtel tape-à-l'œil là-bas.
Pasé poulé an zasyèt po Placencia15
, ajoute-t'il en faux dialecte — ce qui signifie que sans œufs fertilisés les villageois, ou ce qu'il en reste à Placencia de toute façon, ne peuvent pas élever de futurs poulets pour la viande et les œufs. Maintenant ils vont devoir acheter des poulets élevés par des mennonites16 béliziens aux mêmes épiceries coûteuses que les Blancs, où, comme partout à Bélize, le prix de la plupart des aliments est presque le même qu'aux États-Unis parce que quasiment tout est importé des États-Unis.
Et pour faire cela ils vont devoir travailler pour des Américains pour le dérisoire salaire minimum bélizien de un dollars cinquante de l'heure, ou peut-être deux dollars s'ils tiennent leur langue et jouent au bon nègre caribéen nonchalant.
Les Américains se sentent très bienveillants là-dessus.
Ça crée des emplois pour les Béliziens
, coassent-ils.
Peut-être bien.
Mais je me rappelle de Placencia il y a trente ans, avant l'arrivée des hôtels et des Blancs, quand avoir un boulot à plein temps n'était pas la fin et la totalité de la vie ici bas.
En fait, presque personne dans le village n'avait un vrai boulot sauf les pécheurs et la poignée de soldats britanniques qui avaient autrefois fréquenté le petit camp de repos de l'armée de Sa Majesté à Placencia (comme alternative au bordel construit et approuvé par les Britanniques à la ville de Bélize, toujours légalement en exploitation sous le nom de La Chambre rose de Raul).
Il n'y avait pas un seul véhicule dans le village et pas de vraie route carrossable à travers la mangrove jusqu'au continent.
Les Garífunas devaient aller et venir en barque ou sur le ferry, et il est sûr que personne n'avait une chasse d'eau.
Il y avait même quelques cochons en liberté.
Mais les Garífunas de Placencia s'en sortaient assez bien sans nettoyer les chiottes des Américains et sans porter leurs bouteilles d'alcool.
C'est à peu près comme aux États-Unis, où les molosses ont emménagé au dix-septième étage et pissent sur le reste d'entre nous.
L'homme blanc est convaincu que ce n'est que de la pluie, mais la vérité est que nous sommes tous des Garífunas maintenant.
Le fondateur de la démocratie bélizienne était un homme pas particulièrement inspiré mais néanmoins avisé nommé George Price, qui était extrêmement circonspect à l'égard du tourisme et voulait ne pas le laisser entrer. Ses successeurs n'ont pas été aussi chanceux, étant pris dans le vice du capitalisme global. Les petits pays du tiers-monde n'ont pas de tels choix. Ils doivent l'avaler et vivre sur la sellette devant leur électorat sur des promesses non-tenues faites par les grandes puissances, et sont invariablement virés de leurs poste dans le bouillant environnement politique bélizien. En général, ils ramassent du blé public pendant qu'ils jonglent avec des promesses qu'ils ne peuvent jamais tenir. Une sacrée part de ce qui nous apparaît comme des rapines bananières dans les gouvernements du tiers-monde provient du désespoir. Contrairement aux États-Unis, où les députés et les sénateurs quittent leur mandat garnis à vie de relations, de boulots de consultant et de grasses pensions, quand un politicien bélizien de niveau moyen ne parvient pas à se faire réélire, il ou elle retourne souvent à la subsistance indigente de son village ou de son quartier de Bélize ou de Dangriga. En d'autres termes, le vol et la corruption politiques sont institutionnalisés au parlement américain, et au Bélize ils sont socialisés. Aux États-Unis le pognon est dans le monde financier. Au Bélize il est dans le tourisme. En tout cas, s'il y a une arnaque à faire ou un dollar à voler, on a besoin d'acheter un politicien ou deux pour faire ce qu'on demande, quelqu'un dans la législature qui peut rendre cela légal. Peu importe de quel parti, que ce soit au Bélize ou en Amérique.
17. Il est indispensable lorsqu'on lit des textes politiques américains de garder à l'esprit que le mot liberals
y désigne, à l'inverse de l'usage français actuel, des gens de gauche.
En revanche, les gens que nous appelons libéraux
ou ultra-libéraux
sont en Amérique des neo-conservatives
(parfois abrégé en neo-cons
).
L'usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l'étymologie.
De plus, l'appellation neo-cons
a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l'adopter.
Le tout petit Bélize est dirigé par deux partis — le PUP libéral17 et l'UDP conservateur — qui a eux deux constituent le même genre d'élite politique que nous avons aux États-Unis.
Tout le monde couche ensemble, mais dans un lit beaucoup plus petit avec des draps plus courts.
Les Béliziens en général ne sont pas leurrés par l'un ou l'autre parti, ou les bouches sucrées
des politiciens, et rejettent régulièrement des partis entiers au moment des élections.
Mais comme les Américains, ils n'ont pas de choix réel dans le jeu de bonneteau à deux partis.
La différence entre ce petit pays et l'Amérique est que les travailleurs Béliziens ordinaires comprennent que le choix est une illusion.
En ce moment l'UDP est occupé à piller la trésorerie nationale, outrageant tout le monde sauf la classe affairiste conservatrice et les intérêts américains, taïwanais et britanniques sur lesquels ils sont alignés.
Pendant ce temps le PUP libéral accumule la pression pour un renversement aux prochaines élections, sans plan réel, juste en chevauchant l'indignation publique contre le mépris de la loi du règne conservateur.
Ça semble familier ?
Comme aux États-Unis, le balancier oscille, mais jamais très loin des intérêts financier des élites.
Pour être juste cependant, le PUP, comme les démocrates en Amérique, en fait un peu plus pour le peuple quand il est au pouvoir.
Aussi peu que nécessaire.
Ou, encore comme les démocrates, parviennent à insuffler l'impression qu'ils le font.
Les élites politiques vont et viennent aux affaires — bien que généralement ils échangent juste leurs sièges, comme en Amérique. Mais pour les gens du village de Hopkins, la vie reste faite des mêmes choses, principalement l'attente. Attendre les bus le long de routes poussiéreuses, attendre que l'eau ou l'électricité revienne, attendre que les pluies cessent, attendre que les pluies commencent, attendre la prochaine occasion dans le vie qui peut ne jamais apparaître. Aussi frustrant que ce soit, les gens comprennent et acceptent de ne pas pouvoir agir sur le temps ou la plupart des événements de leur vie. Attendre donne beaucoup de temps pour la réflexion et la contemplation. Par exemple, on peut réellement sentir un dimanche à Hopkins. La plupart des activités quotidiennes s'arrêtent et c'est considéré comme un temps pour la conversation et la pensée tranquille, les choses les plus rares de toutes pour les Américains, pour qui un tel espace mental est bourré de diversions à l'emporte-pièce soigneusement emballées et vendues par l'État capitaliste. Toute occasion de réflexion, et par conséquent de développement personnel, est remplie du spectacle bon marché des médias ou d'activité récréatives synthétiques.
18. De football américain s'entend (Super Bowl
).
19. Dale Breckenridge Carnegie est l'auteur impérissable de Comment gagner des amis et influencer les gens et d'un certain nombre d'ouvrages similaires.
En fait, pendant que j'écris ceci, une poignée d'autochtones américanisés, d'Américains et de Canadiens, venus en éclaireurs pour des investisseurs hôteliers américains, sont à l'internet-café/bar de la plage juste à l'instant, rassemblés ce dimanche particulier pour regarder le plus grand spectacle bon marché de toute l'Amérique : la finale du championnat de foot18.
Un grand projecteur a été installé sous le toit de chaume du café en plein air pour l'occasion.
Au début j'ai été tenté de me joindre à eux, parce que, bien que je haïsse le football, la compagnie de compatriotes américains peut être plaisante.
Puis un grand type blanc à face rouge vient vers moi en titubant éthyliquement et me serre la main dans la plus pure manière de Dale Carnegie19.
Salut, je suis Ryan
, tonne-t'il, et il commence à jacasser quelque chose sur la superficie du front de plage proche.
Je pense à la façon dont les investisseurs ont illégalement bulldozé et saisi la moitié du cimetière du village de Hopkins en totale impunité.
Comme dit Cosmo : Quand on met des gars comme ça à la tête de la plantation, la première chose qu'ils vont faire est de cogner quelques nègres pour s'échauffer.
Apparemment, même des nègres morts font l'affaire.
Alors ça a été un non merci
pour Ryan Face-Rouge, et je suis rentré en marchant sur la plage vers ma cabane.
Il n'y a vraiment pas d'endroit où s'échapper de l'Amérique, et plus que probablement elle se sera déjà établie à votre destination avant même que vous arriviez. Pour la plus grande part, un répit médiateur temporaire est presque tout ce que vous pouvez attendre. Mais dans la vision d'ensemble, étant donné le pic pétrolier, l'effondrement écologique, et un empire déterminé à causer sa propre destruction, même un répit temporaire semble sacrèment bon depuis le perron de cette cahute Garífuna de bric et de broc, dans la première lumière de la lune de ce soir. En bas les voisins ont lavé les plats du dîner, les gamins frais sortis du bain, assis sur les genoux de leurs parents et sentant le savon, écoutent parler les anciens qui sirotent leur liqueur sous le manguier bleu déployé, dont les feuilles semblent maintenant violettes dans la douce demi obscurité. J'ai connu pire. On a tous connu pire.
Restez fort •