Une putain assise sur plusieurs eaux

Ce que signifie vraiment la série Left Behind1

C'est le langage sophistiqué et le charme des romans pour adultes les plus vendus d'Amérique, célébrant le nettoyage ethnique des non-chrétiens des mains du Christ. Si un musulman devait écrire une version islamique du dernier volume de la série Left Behind, Glorious Appearing, et la publier au Moyen-Orient, les Américains seraient fous-furieux. Pourtant des dizaines de millions de chrétiens attendent impatiemment une fin des temps où tous ceux qui sont en désaccord avec eux seront assassinés de manières qui font passer les décapitations islamiques pour des fêtes de fiançailles. Jésus — qui apparemment à un caractère beaucoup plus méchant qu'on nous l'a fait croire — n'a qu'à parler et les corps des ennemis sont déchirés jusqu'au milieu. Dans le livre, les chrétiens doivent conduire prudemment pour éviter de buter dans les corps écartelés et désossés d'hommes, de femmes et de chevaux. Pendant que la langue des cavaliers fond dans leur bouche et qu'ils sont eviscérés par la propre main de Dieu, les pauvres canassons subissent le même traitement. Une sorte de version divinement inspirée de vas te faire foutre, toi et le cheval qui t'a amené.

C'est peut-être l'une des plus sanglantes fictions haineuses jamais publiées, mais c'est aussi ce que des millions d'Américains croient être la volonté de Dieu. C'est approximativement ce que tous les fidèles assis autour de moi dimanche dernier à l'église de mon frère2 croient. Ou une certaine version de cela. Comment quelqu'un peut-il acquérir et tenir de telles notions ? Réponse : de la même façon que vous avez eu les vôtres et que j'ai eu les miennes. Le conditionnement. De la famille, de l'école et de la société, mais à l'intérieur d'une caste américaine différente de celle dans laquelle vous avez été élevé. Et de choses imprimées profondément dans l'enfance — comme de rentrer chez soi terrifié dans une maison vide.

Un jour de septembre, quand j'étais en troisième année de primaire, je suis descendu du bus scolaire et j'ai remonté l'allée couverte de poussière rouge jusqu'à ma maison pour n'y trouver personne. La porte blanche tachée de la vieille maison de bois était ouverte. Mes pas sur le porche gris sans peinture craquaient dans l'immobilité de l'automne. Avec une panique croissante, je suis allé dans chaque pièce, et puis j'ai couru au dehors en pleurant et en sanglotant, saisi par la solitude et la terreur la plus horrible. Je croyais de tout mon cœur que le Ravissement3 était venu et que toute ma famille avait été emportée au ciel, me laissant seul sur terre pour affronter la fureur de Dieu. Comme il s'avéra, ils étaient chez le voisin à même pas trois cent mètres en bas de la route, et revinrent quelques minutes après. Mais il me fallut des heures pour me calmer. J'en ai rêvé pendant des années.

Depuis lors j'ai parlé avec d'autres gens élevés dans des familles fondamentalistes qui ont fait la même expérience enfantine de rentrer chez soi en pensant que tout le monde avait été ravi. Le Ravissement — le moment où Dieu emporte tous les chrétiens sauvés avant de lâcher le massacre, la pestilence et la torture sur la terre — est très réel pour les gens en qui sa promesse glorieuse et effroyable a été instillée et cultivée depuis la naissance. Même ceux qui échappent au fondamentalisme s'accordent à dire que ses marques sont indélébiles. Nous ne croyons peut-être plus que nous serons ravis, mais la sinistre architecture fondamentaliste de l'âme est en toile de fond de nos jours. Il y a une raideur apocalyptique qui demeure quelque part en nous, teinte tous nos sentiments et nos pensées sur les sujets élevés. Particulièrement en ce qui concerne la mort, ô belle et terrible mort, car l'éternité nue est plus réelle pour nous que pour vous, séculaires humanistes. Je reçois du courrier de centaines de gens comme moi, ceux qui, différents, ont fui et sont devenus avocats, enseignants, thérapeutes et mécaniciens automobiles, vendeurs de drogue, courtiers en bourse et serveurs. Et chacun d'entre eux a ressenti cette chose que nous comprenons entre nous, ces crânes empilés jusqu'aux cieux, rédemption par la dépreciation absolue de soi-même, et t'es même pas de la merde aux yeux de Dieu alors va crever dans un coin sombre, poignards dans le cœur aux moments mêmes où nous aurions dû être le plus fier de nous. Haine de soi. Cette chose qui nous fait saboter notre propre bonheur intérieur quand nous sommes le plus libre et que nous agissons en individus qui s'accomplissent. Ce genre de christianisme est une chose noire. C'est une religion de sang, qui abandonne volontairement ses fils aux campagnes américaines en Terre Sainte, en espérant qu'ils produiront la guerre tant anticipée entre le bien et le mal au Moyen-Orient qui hâtera la fin des temps. Qu'ils ramèneront Jésus sur Terre.

Quoi qu'il en soit, des dizaines de millions de fondamentalistes américains, malgré leurs dénégations, lisent et absorbent Left Behind, la série de livre la mieux vendue de tous les temps, comme une prophétie et un fait. Comment pourraient-ils faire autrement après avoir été conditionnés toute leur vie à accepter la fin des temps comme l'ultime réalité ? Nous sommes en train de parler d'un groupe d'Américains dont vingt pour cent des enfants bacheliers identifient H₂O comme une chaîne du câble. Des enfants qui, comme leurs parents et leurs grand-parents, viennent de cette moitié à peu près d'Américains qui peuvent lire approximativement, mais sont dysfonctionnellement lettrés au point qu'ils ne peuvent saisir ni abstraction textuelle ni contenu thématique global.

La plupart de ma famille et leurs camarades de paroisse (principalement les femmes) ont lu au moins une partie de la série Left Behind et si on les pousse ils prétendront qu'ils comprennent que c'est de la fiction. Mais quiconque a entendu des fondamentalistes discuter de ces livres autour de la table de la cuisine sait que cette affirmation est une pure foutaise. Et bien, il y a un tas de trucs qu'ils ont compris exactement, admettent-ils. Au delà de ça, la plupart des fondamentalistes se délectent de voir leurs croyances de chrétiens persécutés devenir des succés commerciaux sous l'apparence de la fiction, comme le disait l'assistant pentecôtiste qui travaillait avec moi. Ils montrent le triomphe des justes sur ceux qui nous persécutent pour notre foi en Dieu. Mais bon Dieu, le christianisme n'est guère un système de croyance persécuté dans ce pays, ni n'a-t-il besoin d'un déguisement pour se protéger. Année après année quelques soixante pour cent des Américains sondés disent qu'ils croient que le Livre de la Révélation4 s'accomplira et environ quarante pour cent croient qu'il s'accomplira durant leur vie. Ceci venant des cinquante pour cent d'Américains qui, d'après les statistiques, achètent des livres rarement sinon jamais.

Fétichiser la fin des temps en un spectaculaire festival sanglant infligé aux non-croyants n'a rien de nouveau. Mais le nombre impressionnant de gens qui jouissent avec jubilation du spectacle de leur pensée magique la plus noire manifestée par les médias de masse est nouveau. Ou du moins l'aspect média est nouveau. Il renforce le charme majeur de ces croyances, ce charme étant (pour réitérer l'évidence) qu'ils puissent prononcer un jugement sur quiconque est en désaccord avec eux, et ensuite regarder Dieu le réduire en purée. On ne peut pas faire mieux que ça.

Toute ma vie j'ai vu ces gens, et ils ne sont pas plus ou moins nombreux proportionnellement qu'avant. C'est simplement que, A) ils ont construit leurs propres médias de masse, et B) les gens de la classe moyenne éduquée les remarquent maintenant parce qu'ils votent et qu'un parti politique majeur est prêt à violer la séparation de l'Église et de l'État pour obtenir leur vote. Ils ont toujours été là et toujours à peu près dans les mêmes pourcentages. Pensez-y. Ça m'a pris un bout de temps pour l'accepter aussi. Mais George W. Bush a appris l'importance de cela pendant qu'il faisait campagne pour son papa, à l'époque où il était censé assister à ses réunions de la Garde Nationale5. Une partie de son boulot était d'apporter le vote fondamentaliste à papa. Quand le tour est venu pour George de jouer au poker pour la présidence dans ce jeux quadriennal pour hommes riches que nous appelons élections, Junior savait quelles cartes jouer. Le mollasson John Kerry6 n'en avait pas idée. Il ne l'a toujours pas. Et vous ne l'aviez pas non plus, n'est-ce pas ? Ne vous en veuillez pas. Même si je savais que les grandes tribus crasseuses de fidèles étaient là, et que j'avais écrit des articles glaçants et paniqués là dessus avant les élections7, je sous-estimais encore les capacités de la droite chrétienne obsédée par la mort.

Regardez bien. Si vous trouvez que j'exagère, pensez encore une fois à ces livres, Left Behind, qui se sont vendus à plus de soixante-cinq-millions d'exemplaires au moment où j'écris. Vendus à des gens qui n'aiment même pas les livres et n'en achètent pas. Gore Vidal8 et Susan Sontag9 n'ont jamais rien écrit qui se soit vendu à soixante-cinq-millions d'exemplaires. Cette prose plombée et cette prévisibilité engourdissante que Jerry Jenkins et Tim LaHaye pondent laborieusement dans la série Left Behind pourrait même ne pas s'appeler de l'écriture. Mais quoi que ce soit, au moins soixante-cinq-millions de gens que notre pays a échoué à éduquer y trouvent un sens profond et du réconfort. LaHaye a aussi vendu cent-vingt-millions de livres non-fictionels, ce qui en fait l'écrivain chrétien au plus grand succès depuis la Bible.

Les chiffres des ventes mis à part, il est tout à fait possible que la série Left Behind soit aussi importante à notre époque et dans notre contexte culturel qu'a été, disons, La case de l'oncle Tom de Harriet Beecher Stowe à son époque, où Lincoln l'appelait le petit livre qui a déclenché la grande guerre. La vérité est que LaHaye est parmi les écrivains religieux les plus influents que l'Amérique ait jamais produit, et qu'il est le fondamentaliste le plus puissant en Amérique aujourd'hui. Il est le fondateur et le premier président de l'étrangement discret Conseil pour la Politique Nationale10, qui réunit les principaux évangéliques et d'autres conservateurs avec des milliardaires de droite prêts à payer pour une révolution religieuse conservatrice. Il est bien plus influent que Billy Graham11 ou Pat Robertson12 et c'est l'homme qui a inspiré à Jerry Falwell13 le lancement de la Majorité Morale14. Il a donné des millions de dollars à l'Université de la Liberté de Falwell. C'est l'homme sans qui Ronald Reagan ne serait jamais devenu gouverneur de la Californie et l'homme qui a cuisiné George W. Bush, puis a nettoyé la cocaïne du nez de George et lui a donné le tampon d'approbation officiel de fondamentaliste chrétien. Il a créé la Coalition Américaine pour les Valeurs Traditionnelles qui a mobilisé les électeurs évangéliques, portant les cinglés néo-conservateurs à des fonctions politiques à travers tout le pays. En bref, il est le Parrain de l'Âme15, dans le style fondamentaliste. Quand l'homme décrète, ses p'tits gars font leur devoir.

Grattez LaHaye et vous trouverez un authentique John Bircher16 rescapé. Dans les années 60, quand LaHaye était un jeune prédicateur baptiste prometteur, fraîchement sorti de l'université Bob Jones17 il donnait des conférences en faveur du républicain Robert Welch de la Société John Birch. Nous parlons d'un homme qui croyait que Dwight Eisenhower était un agent du Parti Communiste prenant ses ordres de son frère, Milton Eisenhower. En chemin, LaHaye a étendu sa liste paranoïaque de scélérats pour inclure les humanistes séculaires qui sont des agents de Satan qui se cachent derrière la constitution. Et la seule façon de les détruire est de détruire leur couverture.

J'ai interrogé des prédicateurs sur les livres Left Behind. Ils prétendent tous avoir des réserves sur ceux-ci. Les prédicateurs fondamentalistes sont mordants envers les croyances qui ne réfléchissent pas précisément les leurs, et il n'y en a jamais deux qui sont complètement d'accord. En public ils trouvent des défauts aux livres apocalyptiques Left Behind même s'ils se réjouissent en privé de leur popularité. La plupart disent que la série surestime le nombre de gens qui vont au ciel. Ce qui se tient, étant donné que leur fond de commerce est l'exclusivité divine d'un club appelé : Ceux qui sont sauvés. Il serait absurde de ruiner la marque en la franchisant à trop bas prix.

Il en va de même pour la télévision que pour la littérature populaire chrétienne. Les fondamentalistes se sont délectés de la série Revelations sur NBC18. De l'aveu général c'était un bidonnage des gens de la chaîne qui n'avaient pas la moindre compréhension du sujet, mais pouvaient sentir de plus en plus l'argent à mesure qu'ils s'en approchaient. Ils avaient raison. Les fondamentalistes chrétiens se sont régalés. Frais comme si le beurre ne leur fondait pas dans la bouche, les fondamentalistes que je connais ont nié qu'ils appréciaient Revelations parce que les producteurs se sont trompés sur certaines choses (comme s'il était possible de se tromper sur de sinistres prédictions faites il y a des siècles par des fanatiques mystiques et superstitieux sur quelque chose qui ne s'est jamais passé). Ils disent que la principale erreur était le retour du Christ en petit enfant. La plupart des fondamentalistes endurcis préfèrent leur vision d'un Jésus Rambo arrivant pour bastonner tous ceux qui ont été en désaccord avec Lui ou eux — les yeux des pécheurs se changent en gelée putride, le sang coule partout, etc. (Dans Revelations Jésus arrive à cheval, vêtu d'une robe trempée de sang.)

Ces produits médiatiques sont plus qu'une inoffensive culture kitsch chrétienne américaine ou juste davantage de patée religieuse américaine. C'est peut-être de la patée, mais c'est aussi une dangereuse propagande et les auteurs connaissent sacrément bien la valeur de cette propagande. Tout comme la valeur de la propagande associant les Juifs à des rats dans l'Allemagne nazie aida la populace allemande à accepter la persécution des Juifs, les livres Left Behind nourrissent une morale qui excuse les horreurs faites aux non-croyants. Les médias chrétiens fondamentalistes promeuvent une vision du monde hermétique, coupée de la raison. Du point de vue de ceux qui consomment de tels messages médiatiques, ce n'est pas tant une propagande qu'une offre abondante, si complète qu'elle est en soi un monde parallèle et bizarre. Elle donne des réponses à des questions même pas posées.

C'est un monde dans lequel le Secrétaire Général des Nations Unies est l'antéchrist (Left Behind) et la famille du crime Clinton trafique de la cocaïne en liaison avec la famille Gambino19 (Joshua Project et d'autres sources). Un monde dans lequel les docteurs pratiquant l'avortement passent les fœtus au micro-onde et les mangent, d'après le témoignage donné par des anti-avortements devant une sous-commision de l'assemblée du Kansas (d'après WorldNetDaily20, bien sûr) et dans lequel des foules de braves gens ont la larme à l'œil pendant que le révérend Pat Evans, de l'équipe de stock-car Les prêtres en course pour Jésus21 grondent sur la piste. Le stock-car évangélique ? Ouaip. C'est ce que ABC22 a appelé le sport évangélique sans remords de l'Amérique. Je te vois cher lecteur, courant en te prenant la tête et criant à cette pensée. Pourtant c'est vrai. À Bristol et Talladega la terre tremble pour Djiiiizus ! Maintenant que nous avons le stock-car évangélique, qu'est ce qui peut aller plus mal, je vous le demande ?

Quarante ans plus tard Merton a toujours raison. Comme la plupart des Américains libéraux24, sans parler de l'Europe et du reste du monde, j'ai appris par l'éducation à classer la littérature américaine ressucitée25 comme une religion kitsch, de la mauvaise théologie pure et simple dans un mariage impie avec une mauvaise écriture. Un autre produit de l'industrie américaine de Jésus. Si nous les libéraux nous pouvons le nommer, l'assigner à un recoin adéquatement vulgaire et sentimental de notre culture dégradée, et puis rester tolérants avec, alors nous avons le sentiment d'avoir traité cette maudite chose. Après tout, c'est la vision du monde relative des masses grouillantes des États rouges26. Mais il y a une certaine arrogance dans une telle érudition sur la culture populaire et ce mince matérialisme, n'est-ce pas ? En soi, notre attitude est trop désinvolte.

Il a fallu que je revienne chez moi, dans un État rouge ressucité pour réaliser à quel point des documents culturels tels que Left Behind ou les films Revelations et La passion du Christ27 font de grands dégâts, et à un moment critique où nous affrontons une crise économique, où nous menons des guerres illégales et où nous endurons de profondes antipathies religieuses à travers la planète. Oh, me disent mes amis libéraux de New York et de la côte ouest, c'est exagérer l'affaire. Les démocrates finiront par revenir au pouvoir. Nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre encore quelques années de plus pour voir. Peu importe que les démocrates puissent être effectivement réélus à l'impuissance, ils auront besoin au moins du vote de certains de ces gens pour y arriver. À la prochaine élection nous allons savoir s'il est possible d'être élu sans les fondamentalistes chrétiens. Jusqu'à présent l'élite politique démocrate, qui ne se retire le pouce du cul que pour en changer, n'a pas été capable d'arrêter la poussée continue de la droite religieuse. Et je pense que c'est parce que, au moins depuis l'endroit où je me trouve maintenant, la direction démocrate n'a pas promis, et encore moins tenu, et est incapable de donner ce dont les miens ont réellement besoin — une éducation décente pour qu'ils ne soient pas la proie de superstitions vieilles de trois mille ans. La gauche n'a pas encore demandé pour tous les Américains une authentique éducation absolument gratuite, une opportunité de profiter d'une vie intellectuelle, où même de savoir que cela existe. Hé, vous avez eu la vôtre et j'ai eu la mienne, hein ? Alors qu'ils aillent se faire foutre. Nous les progressistes avons échoué. Nous avons toujours été et sommes encore le gardien de notre frère, et maintenant les Américains jetables, les vilaines petites têtes de nœuds au lave-auto et les routiers et le gars qui livre les bouteilles d'eau dans nos bureaux en ont après notre cul, même s'ils ne sont pas trop sûrs de la raison. Mon éditeur, Random House, m'a dit de ne pas en faire une tribune, mais je ne peux pas m'en empêcher. (Désolé, Rachel.)

Je n'essaye pas de passer pour un je-sais-tout, mais d'indiquer ma peur de ce qui se déploie en tant que personne vivant dans le ventre de la bête. Le fossé de réalité entre les fondamentalistes et les libéraux urbains est incommensurable. Les observateurs libéraux qui regardent à distance de sécurité depuis New York ou San Francisco concluent que c'est la pire stupidité qui a causé le soutien continu de millions d'Américains à la junte de Bush malgré les preuves accablantes de mensonge, de tromperie et le mépris de la constitution, alors même que les gros ont raflé leurs retraites et leur ont fait les poches à chaque occasion. D'autres pensent que c'est la simple méchanceté qui les a attiré vers Bush. Et moi aussi parfois, parce que la stupidité (les concurrents du stock-car pour Jésus devrait être une preuve suffisante) et la méchanceté font sûrement partie de l'attrait d'un certain type de conservateurs — ce crapaud venimeux de Karl Rove28 étant leur principale déité de la méchanceté pour la méchanceté.

Il reste un problème tenace. Malgré leurs habitudes de vote masochistes, les fondamentalistes sont des Américains très ordinaires et normaux. Des gens qui le plus souvent se donnent du mal pour aider les autres et souscrivent à la plupart des valeurs américaines. Alors comment réconcilions nous la chaleur et la bonne nature de ces citoyens travailleurs avec la politique répressive, l'intolérance, le nationalisme et la belliquosité qu'ils soutiennent. Pourquoi des gens si ordinaires font-ils des choses aussi laides ? Les Allemands luttent avec cela depuis soixante ans, et dans soixante ans ils n'auront toujours pas résolu l'énigme d'une façon qui ait un sens pour le reste du monde. À moins d'un effondrement écologique et culturel, les historiens diront que l'Amérique à souffert de la même sorte d'illusion extraordinaire, une hallucination nationale de Dieu, d'empire et d'exceptionnalisme29. Ce qu'il y a avec l'hallucination — et c'est une personne qui en a vu de belles sous diverses substances chimiques et herbes qui vous parle — c'est qu'elle est une réalité convaincante sur le moment. Essayez de parler avec un fondamentaliste de politique et de Dieu pendant une heure. Vous verrez l'envoûtement hypnotique. Soyons reconnaissants aux sports de compétition, ou nous ne saurions absolument pas de quoi parler en ces rares occasions où un fondamentaliste et un libéral font l'effort de parler ensemble.

Permettez-moi de descendre au fond de cela et de dire ce que les libéraux urbains ne peuvent pas se permettre de dire tout haut : majorité chrétienne ou pas, les lecteurs de livres aussi apocalyptiques que la série Left Behind sont de sacré bon Dieu de connards imbéciles pris dans leur propre fantasme noir et vindicatif. Voilà. Je l'ai dit pour vous. Continuons.

Au-delà de ça, il y a un aspect plus terrestre au succès des livres Left Behind. Il est juste de dire que les lecteurs de Left Behind sont heureux de découvrir un phénomène de littérature populaire dans lequel ils puissent tout à fait participer — de la littérature populaire qui n'entre pas en conflit avec leur vision du monde isolée et blindée. Enfin ils ont quelque chose à lire d'autre que le Guideposts et le Reader's Digest30, tous deux passant pour de la littérature de haute-volée dans la plupart des foyers fondamentalistes. Allez, vous savez que c'est vrai aussi bien que moi. Si vous allez chez la plupart des fondamentalistes, vous ne trouverez pas beaucoup de livres, encore moins des livres qui contiennent de vraies idées. Maintenant ils ont la série Left Behind, dont les énormes ventes, telles qu'ils les voient, valident leurs croyances. Je sais que je dépeins à très gros traits, mais quoi ? Dans l'ensemble c'est vrai. Considérant qu'en aucune façon tous les fondamentalistes croient au Ravissement, et que toute cette histoire du Ravissement est un culte au sein d'un plus grand culte, la popularité de la série Left Behind dit quelque chose de l'impressionnante étendue du christianisme apocalyptique dans l'Amérique profonde aujourd'hui. Les lecteurs croient-ils à ces livres ? À nouveau, je dirais que la plupart y croient. Voici une paire de témoignages typiques de lecteurs de ces livres :

Cette série de livres est la meilleure que j'ai jamais lue. J'ai cherché très longtemps le moyen d'avoir les écritures dans un format facile à lire et à comprendre. Beaucoup de gens que je connais se sentent frustrés quand ils essayent de lire les écritures parce qu'ils ont du mal à comprendre le langage. Maintenant, après avoir lu ces livres, je comprend mieux où je suis en ce moment.

J'ai commencé à lire la série Left Behind en 2000 avec le premier volume broché. Je l'ai lu et j'ai été impressionné de voir à quel point il était bien écrit, et j'ai lu ou je possède tous les volumes. En effet, ils m'ont rapproché de Dieu plus que je ne l'étais avant. J'ai grandi dans l'église, mais j'ai toujours eu peur de ce qui devait arriver à la fin des temps. J'avais peur du Livre de la Révélation parce que la pensée de tout le mal qu'il y a à combattre me terrifiait. Pendant que je lisais la série Left Behind, je suivais avec ma Bible, et je suis tellement enthousiaste que je comprends et apprends plus que je ne l'ai jamais fait. Je n'ai plus peur de la lutte contre le mal, car je sais que je suis du côté de la plus grande et de la plus puissante force. Merci de m'avoir engagé sur ce chemin d'apprentissage.

Ces gens ne sont peut-être pas vos voisins ou vos amis, mais ce sont des Américains ordinaires et typiques. Si vous, lecteurs, êtes des personnes de la classe moyenne éduquées à l'université, alors les gens comme ceux ci-dessus vous surpassent en nombre à environ trois contre un dans ce pays. Si ce n'est pas une raison suffisante pour boire, je ne sais pas ce qu'il faut. Quoi qu'il arrive, aux prochaines élections, nous allons avoir affaire pendant longtemps à des millions d'électeurs qui pensent que Left Behind est de la grande littérature, un guide spirituel et une introduction à la politique tout à la fois. Pense-t'on vraiment que cette charretée d'apparatchiks bouffis appelée le Parti Démocrate sait quoi faire face à cela ? Pensez-vous vraiment que Howard Dean31 à une idée de la façon de se débrouiller avec cette classe entière d'Américains. À peine. Et à part cela, même si les démocrates peuvent être à nouveau élus et restaurés dans l'impotence qu'ils ont fini par représenter, ils auront eu besoin des voix de ces gens pour y arriver. Ou ils n'y arriveront simplement pas. Alors n'attendons pas de l'élite politique démocrate qu'elle nous sauve de voir l'escalade des tentatives de prise de pouvoir fondamentalistes dans l'avenir. (Auquel cas, en supposant que mon livre rapporte vraiment du blé, je regarderai depuis l'étranger, merci.) Essentiellement, cela se réduit au fait qu'une très grande partie des américains sont plus cinglés que des rats de chiotte et sont menés par une bande de désaxés pathologiques, dont la plupart sont des prédicateurs et des politiciens. Nous ne parlons pas de simple foi religieuse ici. Il y a un monde de différence entre avoir une foi religieuse et être un fanatique ressucité qui croit dans son cœur qu'il chasse les démons darwiniens hors des salles de classe et que Ted Kennedy32 est l'antéchrist. Nous contenter du Parti Démocrate des mauviettes ne nous sauvera vraiment pas. Cela nous fera juste gagner un peu de temps. Mais nous avons déjà rebattu ce sujet, n'est-ce pas ? Pardonnez-moi.

Pendant ce temps, il nous reste à envisager la communication avec ces gens, dont les dirigeants délivrent d'insondables déclarations telles que les suivantes, concernant les finances familiales et l'économie nationale, dans une émission de radio chrétienne.

Le mystère de la catin de Jérusalem est résolu, messieurs-dames ! Louons le Seigneur ! Le Deutéronome33 15:6 dit aussi clairement que vous avez le nez au milieu de la figure que : Le Seigneur, ton Dieu, te bénira comme il te l'a promi : et tu prêteras à beaucoup de nations, mais tu n'emprunteras point ; tu domineras beaucoup de nations, mais elles ne domineront point sur toi. Par conséquent, la catin n'est pas les nations gentilles34 ! La catin contrôle et domine les nations gentilles, assise sur elles. Les Révélations 17:1 : Et vint l'un des sept anges qui tenaient les sept fioles, et il me parla, et me dit : Viens, je te montrerai le jugement de la grande putain assise sur plusieurs eaux. Les Révélations 17:15 : Et il me dit : Les eaux que tu as vues, où la putain est assise, sont les peuples, les multitudes, les nations, et les langues. Maintenant, est-ce que ce n'est pas une preuve suffisante ?

Vous pigez ?

Moi non plus.

Mais peu importe. Cela a un sens pour des millions d'électeurs américains. Alors est-ce que j'entends un grand amen là-bas ?

Amen !

L'obscure pensée magique du fondamentalisme se rappelle à moi tous les jours. Et se sont toujours les petites choses inattendues qui me frappent le plus durement avec cette réalité que ces gens sont pris par leur illusion collective vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il y a deux semaines j'ai prêté à mon frère mon vieux camion jusqu'à ce qu'il ait fait réparer son moteur. Un semaine plus tard il me l'a rendu avec beaucoup de remerciements sincères et un sourire. Sur la fenêtre d'aération de mon camion il y a une décalcomanie de dix centimètres, la silhouette de deux danseurs de quadrille (mon beau-père, qui m'a donné le camion, était danseur de quadrille). Quand je suis monté dedans le lendemain, j'ai remarqué que les danseurs de quadrille étaient recouverts à l'intérieur et à l'extérieur de la vitre par deux couches de répare-tout35. Après tout, on ne peut pas se déplacer dans des camions avec des emblèmes démoniaques crachant leurs rayons invisibles de la puissance de l'air36 de Satan, n'est-ce pas ? •