Le libéralisme1 américain peut-il sortir du bordel à deux lits de Washington pour danser avec le fantôme de Roy Orbison2 et manger des tomates du jardin ?
1. Il est indispensable lorsqu'on lit des textes politiques américains de garder à l'esprit que le mot liberals
y désigne, à l'inverse de l'usage français actuel, des gens de gauche.
En revanche, les gens que nous appelons libéraux
ou ultra-libéraux
sont en Amérique des neo-conservatives
(parfois abrégé en neo-cons
).
L'usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l'étymologie.
De plus, l'appellation neo-cons
a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l'adopter.
2. Roy Kelton Orbison fut un pionnier du rock and roll, l'auteur de nombreuses ballades sentimentales (dont la plus connue est sans doute Oh, Pretty Woman), et le plus grand chanteur du monde
d'après Elvis Presley.
3. Charlie Rich fut un pianiste et un auteur-compositeur, principalement de rockabilly et de country, au sommet de sa popularité dans les années 70.
4. The Righteous Brothers fut un duo de soul particulièrement couronné de succès dans les années 60.
5. La Budweiser est une bière aussi populaire aux États-Unis que peu estimée en Europe.
6. The Lone Ranger est un personnage de western, héros d'un feuilleton fleuve diffusé à la radio à partir de 1933 puis adapté à la télévision et au cinéma. Le Lone Ranger, un rien snob, n'utilise que des balles en argent.
Le Shenandoah n'est pas un bar.
Ce n'est pas un pub.
C'est un rade à bière.
Le genre qui ne fait de commerce qu'en espèces et gratte dur pour chaque centime qu'il rend.
Et récemment, c'est presque le seul endroit de ma vie assez ralenti et abêti pour que je me relaxe honnêtement.
Cela prend une paire d'heures.
Presque tout le monde ici ce dimanche matin vit ou a grandi à quelques pâtés de maisons de l'endroit et s'y sent comme chez soi...
Ce qui n'est pas différent de moi, qui vendais des journaux au coin d'ici à l'âge de douze ans et qui, si la lumière est bonne, peut imaginer ce gamin pale et débraillé criant : Journaaaaaaux ! Les journaaaaaaux !
.
Une telle nostalgie soulage la fierté frustrée des vieux hommes.
Ce rade à bière particulier, jugé le plus miteux de la ville par les bons citoyens qui n'y ont jamais mis les pieds, est exploité par Denny, un type blond obèse avec des seins et des boucles d'oreilles.
Denny est en train de changer de sexe et vit chaque minute de cela ouvertement sous le reluquage d'une ville fondamentaliste du sud.
La mission pentecôtiste deux portes plus loin doit certainement prier dur pour l'âme de Denny, particulièrement les samedis soirs, quand Denny fait ce qu'il appelle mon spectacle
.
Ça fait un vrai tabac, c'est une sorte de croisement entre Charlie Rich3 et les Righteous Brothers4.
En commandant une Bud5 légère, je vois que le prix a monté à 2,25 dollars, un signe sûr d'inflation et de l'effondrement approchant de la société si jamais il y en a eu un.
Une personne au salaire minimum travaille une heure pour le prix de deux bières.
Pendant ce temps, un vieux rouquin grisonnant célibataire se hisse sur le tabouret à côté de moi, un poseur de cloison appelé Wilf, dont le sourire révèle assez d'argent dans ses dents pour que le Lone Ranger6 s'en fasse une douzaine de balles.
Être assis à côté de Wilf peut être une bonne chose ou être exaspérant, ça dépend.
Vous voyez, plus il est ivre, plus il prétend être instruit.
Hier soir Wilf était à mi-chemin d'être diplômé de Harvard.
C'est à dire qu'il était complètement plein.
Mais ce matin il est là, assis et se nourrissant, et parlant de la seule chose qui confirme que l'on est sain et digne de confiance, en fait la seule chose vraiment importante à cette époque de l'année dans le sud américain : les tomates du jardin.
Mes plants de tomates donnent vraiment bien.
J'en ai pas eu comme ça depuis des années.
Il a fait chaud, les tomates aiment ça.
En une de ces stupides gaffes typiques de gauchiste, dans lesquelles nous avons tendance à cracher des conneries par réflexe au lieu de prendre part à de vraies conversations sur de vrais sujets tels que les tomates, je me hasarde à dire que la chaleur excessive de cet été est peut-être due au réchauffement climatique.
À quoi il répond : Et bien, je n'ai rien contre le réchauffement climatique alors
.
Heureusement je suis sauvé de davantage d'embarras par une voix deux tabourets plus loin, celle d'une femme qui écoutait.
Quelqu'un sait où on peut acheter une paire de cageots de tomates ?
demande Pauline, une blonde décolorée, la soixantaine, portant soit une perruque, soit la plus parfaite coiffure années 60 sur terre.
Clairement, elle a été une beauté autrefois et elle s'habille pour descendre au Shenandoah.
J'essaye de me garder belle
dit-elle.
Les gens de la grande ville sont peut-être surpris que Pauline achète des tomates dans un rade à bière.
J'en veux qui soient cultivées maison
dit-elle, pas d'un marché de fermiers, où les gens en achètent juste des caisses au grossiste et prétendent que ce sont de vrais tomates.
J'ai eu un grand jardin toute ma vie, mais depuis que j'ai vendu l'endroit pour payer les factures d'hôpital de Clarence (son mari est mort il y a quelques années) et que j'ai emménagé au parc à mobil-homes, j'arrive pas à avoir de bonnes tomates.
J'vous le dis, y a rien qui pousse dans un parc à mobil-homes.
Rien.
7. Si en France l'expression sécurité sociale
se confond avec la Sécurité sociale
au point d'être circonscrite aux questions d'assurance santé, elle a conservé dans le monde anglophone son sens général, c'est à dire qu'en plus de l'assurance santé elle englobe les questions d'assurance vieillesse et d'assurance emploi.
En ce qui concerne la Social Security Administration américaine, c'est un organisme fédéral dont l'objet est le versement des pensions de retraite, de veuvage et de handicap.
Elle participe aux programmes d'assurance santé en tant qu'interface avec les assurés, bien que ces programmes ne ressortent pas de sa responsabilité.
Pauline touche environ six cent cinquante dollars de sécurité sociale7, et fait des ménages parce qu'elle ne peut pas vivre d'une somme aussi extravagante. Certaines personnes ne peuvent simplement pas gérer l'argent. Pour trois dollars qu'elle gagne, un dollar est déduit de sa sécurité sociale. Juste tenir le compte de cela a de quoi rendre dingue. Je le découvrirai dans une paire d'années.
En tout cas, elle est repartie du Shenandoah avec un marché conclu pour ses tomates. Et Wilf va les cueillir et les choisir personnellement. Ce soir même. À en juger par la chaleur inhabituelle de l'œil de Pauline, je suis prêt à parier du papier monnaie que Wilf va être chanceux ce soir. Wilf a eu l'air plutôt secoué quand il a réalisé ce qu'il pouvait y avoir en magasin pour lui en livrant ces tomates. On a jamais vu un homme finir une bière si vite pour pouvoir retourner à son jardin. En fait, la vieille Pauline n'a pas traîné très longtemps non plus. Il y a des pubs brasseurs et des bars pour draguer, et il y a le Shenandoah, où même les vieux poseurs de cloison de Harvard ont leur chance.
Vers midi les gens du Shenandoah sont insensibles à la souffrance existentielle...
Enfin, pas tant insensibles qu'assez abrutis pour remettre de l'huile dans les rouages et survivre à une autre semaine de labeur.
Dans cet endroit sombre avec les guirlandes de Noël au plafond, les gens les plus travailleurs d'Amérique s'assoient simplement, ou ne marchent pas sur leurs pieds
comme dit l'expression, assez agréablement partis pour avoir quelques rires, échanger des plaisanteries futiles, momentanément libérés de l'œil du patron et des factures dans la boite aux lettres.
On pourrait les appeler les gens de Roy Orbison. Et si Roy était vivant aujourd'hui il s'assiérait au bar avec Johnny, Pauline et Wilf, avec ses lunettes noires bien sûr, et boirait de la Bud légère. Et il aurait probablement fait un clin d'œil à Pauline pour la mettre à l'aise, et il aurait absorbé les souffrances des gens, leurs joies et leurs amours, puis aurait été écrire une chanson dessus. L'homme avait de l'empathie.
L'empathie est un truc rare en Amérique en ces temps de guerre des cultures
.
Et tous ces gens, Pauline, Wilf, et même Denny jusqu'à un certain point, malgré le stéréotype politique que sa sexualité suggère, sont censés être l'autre côté
, dans la guerre des cultures.
Qui est en fait une lutte des classes sous un autre nom.
Nous appelons cela une guerre des cultures parce que des influenceurs éduqués écrivent des livres pour des gens similairement éduqués qui ont été endoctrinés à interpréter la réalité en de tels termes.
Pas une personne ici n'a entendu parler des guerres de cultures.
Personne ici ne se préoccupe de la politique parce que la politique ne se préoccupe plus d'eux, ni de la lutte croissante des gens qui travaillent dur. Cela fait d'eux la base naturelle et traditionnelle du Parti Démocrate, bien que le parti refuse de les revendiquer, et semble avoir oublié (ou refuse simplement de reconnaître) que la pyramide de la société américaine est beaucoup plus large vers le bas qu'en haut.
En tout cas, il est devenu insensible à l'Amérique.
Pourtant, à cet endroit on peut ressentir les Américains. Tout comme Roy les ressentait. Ce n'est pas une Amérique inspirante. Ce n'est même pas une Amérique passable. Mais c'est une Amérique où, contrairement au mensonge national, les gens parviennent à s'accepter mutuellement. Des travailleurs pauvrement éduqués, écrasés, essentiellement des chrétiens, acceptent le pédé, le motard, le Mexicain et la tapette iranienne, riant, plaisantant et chantant jusqu'à cette dernière heure triste quand leurs dix ou vingt dollars sont dépensés. Puis ils retournent à des vies qui ne pourront jamais atteindre ce que les gens de la classe moyenne appelleraient un modeste succès. Mais ils savent comme la vérité ce que je ne peux qu'affirmer dans des textes crispés et sans vie. Ils savent que nous sommes tous dans le même bateau. Ils le comprennent parce que dans la vie ils sont exposés à la vérité sur ce que notre pays est devenu, et a peut-être toujours été. Il n'y a pas de fuites pour eux dans des banlieues isolées ou des appartements dans des grands immeubles ou des copropriétés. Ils doivent vivre chaque jour de leur vie pour survivre n'importe comment. Par conséquent, dans ce rade à bière pour beaufs il y a du respect humain et du rire tout haut, des pleurs d'ivrogne, de l'amitié entre des gens dont on nous dit qu'ils sont des fanatiques, et dont on nous dit qu'ils ne se fréquentent pas et ne s'aiment pas. Ceux qui nous disent cela ont le plus grand intérêt à voir la classe laborieuse divisée. Pourtant, il serait plus que naïf de dire que l'acceptation mutuelle de ces gens offre l'espoir d'une unité sociale parmi les Américains. Pas dans un pays où chaque citoyen a respiré l'air du capitalisme darwinien depuis la naissance. Elle offre seulement un petit répit à la lutte animale.
Il n'y a pas une âme ici qui ait quelque chose à cirer de l'internet ou de la politique en général.
Après tout, que font l'un et l'autre pour la vie de ces gens ?
Ils ne font certainement rien pour Johnny D. là-bas sur ma gauche, qui sirote un Pepsi, exhale un soupçon de fumée de cigarette au menthol, et dit :
Je pense que je vais faire des gaufres demain.
Les garçons aiment toujours les gaufres.
Johnny s'occupe de trois vieillards dans une maison à un étage sous licence du côté ouest de la ville.
Le plus vieux a quatre-vingt onze ans.
Johnny vit dans le sous-sol.
Il passe la plupart de son temps dans cette maison sauf quand il descend au Shenandoah.
Mince, peut-être la cinquantaine, avec une boucle d'oreille à perle, il est toujours immaculé à la manière des homosexuels de la vieille école.
Calme dans ses manières, il a cette sérénité discrète de ceux qui en ont vu plus qu'ils ne pourront jamais en raconter, et n'en prendraient pas la peine s'ils le pouvaient.
Il prépare le petit-déjeuner des résidents et ils mangent ensemble dans le petit coin repas accueillant, où on peut sentir la cuisine et voir le cuisinier, et s'asseoir pour manger avec d'autres êtres humains dans une atmosphère peu différente de ce que les résidents ont eu durant leurs vies de travail.
Johnny est leur ami, sûrement harcelé et sévère une fois de temps en temps, mais un ami.
Ce n'est peut-être pas une vision de jeune cadre urbain, mais je vais dire ceci : si je dois mourir dans une maison de soins, ce que je refuse de faire, je voudrais mourir dans une avec l'odeur de mes œufs en train de frire et la vue d'un Johnny faisant la cuisine. Je voudrais regarder avec la faible compréhension qui me restera. Je voudrais être assis à cette table dans cette maison qui unit quatre personnes contre la sorte de solitude qui est le destin de tant de vieux dans cette nouvelle et meilleure Amérique, où nous nous voyons en croisant nos voitures, scellés dans des vides fabriqués par General Motors ou les Japonais, suivant des routes dûment tracées et incontestées à travers la circuiterie de l'empire jusqu'à des endroits totalement absurdes avec urgence ou dans un engourdissement complet — des créatures de la plus grande fiction de l'empire.
La fiction est que nous soyons tous des individus et que nous ne fassions pas partie d'un destin humain commun, que nous soyons séparés les uns des autres. Que nous fassions nos choix d'une pensée solitaire, non influencés par la machinerie de l'État marchand, non influencés quand nous sommes dans les îles des grandes surfaces ou dans l'isoloir. Chaque moment éveillé dans notre société renforce ces illusions au point que le citoyen-consommateur est convaincu de la fiction la plus importante de toutes : que le capitalisme de style américain est l'ordre progressiste naturel du monde.
8. Les Hamptons sont les villes de Southampton et East Hampton dans l'est de Long Island à environ deux cent kilomètres de New York, et des lieux de villégiature pour gens très riches. Joe Bageant fait ici allusion aux dirigeants du Parti Démocrate.
9. Jonathan Stuart Leibowitz est un comédien et un animateur de télévision.
Comme toutes les grandes fictions, elle fournit des moments de respiration comique, typiquement par l'ironie.
Ainsi, nous regardons le développement de la stratégie
politique libérale.
Il faut rire.
Rire d'abord à l'idée que les dirigeants du club de loisirs des Hamptons8 en train de concevoir la stratégie nationale
puissent jamais faire que les travailleurs qui s'appauvrissent de jour en jour croient en eux, pour l'amour du Christ.
Les gens assis au Shenandoah ce matin ne croiront jamais qu'un troupeau de dirigeants de parti, multimillionnaires dissimulateurs et sophistiqués limousinés du Ritz Carlton jusqu'à leur apparition chez Jon Stewart9 vont faire attention de quelque façon aux filles et aux gars tachés de sang à l'usine de poulet.
Ou aux gars tachés de sang en Irak d'ailleurs.
Ils ne peuvent pas faire lever les déjà morts.
Ils sont complices dans le même jeu de poker du pouvoir que les républicains et ils resteront ainsi, comme dit mon voisin : jusqu'à ce que ces foutus crétins d'électeurs puissent voir au delà du prix d'un litre d'essence
.
Ou des paris de bureau sur le championnat de basket, ou de la non-question de la prochaine année électorale mise en scène.
Les vrais questions sont toujours morales, impliquant habituellement la négligence volontaire d'une portion de la société, qui est censée être l'arène des démocrates.
10. Ralph Nader est un militant politique de gauche plusieurs fois candidat aux élections présidentielles, un avocat célèbre pour sa défense de la sécurité des consommateurs et le fondateur de nombreux projets à but non lucratif. Bien que ses résultats électoraux soient faibles, les démocrates voient en lui un dangereux concurrent dont la candidature doit être écartée par tout moyen (campagne d'intimidation des électeurs, harcèlement juridique).
11. Dennis John Kucinich est un démocrate atypique, fort peu soutenu lors des primaires de 2004. Ses propositions incluent l'assurance santé universelle, la préservation et l'amélioration du système de retraite publique, l'entrée des États-Unis dans le protocole de Kyōto, l'orientation vers des énergies renouvelables et non-polluantes, le retrait des troupes américaines en Irak et la création d'un ministère de la Paix.
12. Joseph Isadore Lieberman est un sénateur démocrate que ses positions rangent souvent du côté des républicains.
Choisi comme futur vice-président par le candidat démocrate Al Gore lors des élections de 2000, il lui a plus tard reproché l'orientation populist
(c'est à dire populaire) de la campagne électorale.
Au moment où Joe Bageant écrit ce texte, Lieberman a perdu les primaires pour les élections sénatoriales de novembre 2006.
Il a cependant décidé de se présenter contre le candidat démocrate officiel.
Pourtant tout les candidats honnêtes qui osent mentionner de telles questions sont jugés trop à gauche pour marcher
.
Puis ils sont écrasés comme Ralph Nader10 ou Dennis Kucinich11, ou la notion de bouter les compagnies d'assurances entièrement hors de notre système de santé et de déclarer que l'assurance santé universelle est un droit du citoyen comme l'on fait la plupart des nations civilisées.
Et ensuite, après avoir tué tout le monde autour d'eux sauf les membres de leur club de loisirs, la direction nationale revient vers nous en parlant de renouveau
.
Et nous offre des idées brillantes comme de se retirer d'Irak trois ans et des milliers de cadavres trop tard.
Même être conscient du processus n'aide guère.
Que pouvons nous faire personnellement qui ferait la moindre différence ?
Alors nous continuons à laisser une classe d'experts en gestion politique conseiller et diriger le seul jeu en ville, et à apporter du temps et de l'argent à ceux-là même qui ont manigancé l'échec libéral depuis les trente dernières années.
Les cadres
académiques, les conseillers et les artistes ordinaires du bobard cornaquant des candidats hors d'atteinte — bien qu'il y ait de petits signes d'espoir quand nous jouissons de la vision de Joe la pute
Lieberman12 finalement étranglé dans sa propre puanteur.
Nulle part ailleurs cela n'a été plus savouré que parmi les drogués baveux de la politique de la blogosphère, cette cyber-fiction de liberté où les sous-fifres mécontents de l'empire pérorent sur des stratégies
au lieu de descendre dans les rues où sont les électeurs et les électeurs potentiels, particulièrement ces électeurs même qui ont sacrément besoin de ce que les démocrates offraient autrefois.
C'était l'époque où les démocrates avaient l'habitude de mettre de l'argent dans le budget pour les Américains les plus âgés et dans d'autres pour les programmes sociaux — au moins assez pour quelques bon Dieu de jeux de loterie et une danse occasionnelle pour la veuve et l'esseulé.
Peut-être que nous avons besoin de kidnapper les dirigeants et de les forcer à écouter les chansons de Roy pendant vingt-quatre heures d'affilée.
Et puis aussi, comment les électeurs démocrates bien intentionnés peuvent-ils faire quoi que ce soit, même s'il sont enclins à l'action ? Ils sont piégés dans leur bureau à accomplir les tâches banales de l'empire. Alors ils se rabattent sur le monde des blogueurs. (Vous n'avez jamais remarqué comme tous les forums meurent complètement à cinq heures ?) Rien de tout cela n'ayant d'importance car ni les blogueurs, ni les candidats n'iront serrer les mains sales dont ils ont le plus besoin pour redevenir politiquement adéquats. Il faudrait d'abord qu'ils convainquent des gens particulièrement baisés dans ce pays qui ont cessé depuis longtemps de croire que les politiciens sont sincères.
Pour seulement commencer cela ils auront besoin d'être dans des quartiers comme celui-ci toute l'année, année après année, et d'être là même quand il n'y a pas une élection prochainement.
Au diable le quadrillage
de dernière minute et les conseils des influenceurs libéraux chèrement payés.
Allez aider personnellement quelqu'un comme Pauline ou l'un de ses petits enfants.
Alors les gens comprendront.
C'est la politique basée sur la réalité.
Du genre qui met de vrais gens ensemble, face à face, avec les pieds plantés dans la même poussière.
13. Karl Christian Rove est le principal conseiller politique de George Bush.
Les républicains ne font pas cela. Ils n'ont pas besoin parce qu'ils ont des atouts qui sont très attirants pour les travailleurs. Une passion apparente et des racines dans le monde de la famille, de l'église et du commerce. Appelez cela des salades si vous voulez, mais les conservateurs, particulièrement au niveau local, savent toujours parler aux Américains ordinaires. Certains mentent comme le diable, même à eux-mêmes. Beaucoup sont haineux aussi. Mais au moins ils peuvent obtenir l'attention des gens ordinaires et les comprennent encore (et il est sacrèment sûr que leurs dirigeants exploitent cela). Mais reconnaissons au moins qu'ils ont cela. Mettons même de côté le fait que Karl Rove13 est un foutu crapaud maléfique. Il comprend les gens, bien qu'au niveau le plus reptilien. La plupart des dirigeants libéraux urbains, rationnels, technocrates, sans parler de la moitié de leur circonscription ne les comprennent pas et ne les comprendront jamais. Le Parti Démocrate et ses agitateurs au niveau local se sont auto-éliminés en tant qu'option viable.
Les libéraux, toujours rationnels, attribuent une trop grande part du succès républicain à des stratégies effectives. C'est sûr, il y a une part de stratégie. Mais ils ont aussi réussi parce que tant de travailleurs préfèrent les républicains en tant que personnes aux démocrates. Les élections américaines étant de simples concours de popularité télévisés, c'est un sacré avantage.
Et que dire de ce chef-d'œuvre stratégique qui a amené tant de fondamentalistes chrétiens aux urnes ? Était-ce un chef-d'œuvre de tissage de relations et de stratégie ? Bon Dieu non. Non que les républicains ne soient pas de bons stratèges, mais les fondamentalistes avaient des listes de paroissiens et les gens comme Karl Rove ont eu assez de bon sens pour les leur demander.
14. Katrina est l'ouragan qui a dévasté le sud-est des États-Unis en août 2005.
15. Le Parti Républicain est surnommé Grand Old Party
, le Grand Vieux Parti
.
16. Barack Hussein Obama junior est un jeune et populaire sénateur démocrate.
Et les républicains au niveau local étaient bien assez appréciés pour que les dirigeants des églises ne rechignent pas à les leur fournir, au moins parce que, bon Dieu, quelqu'un leur montrait de l'intérêt en tant que groupe. Les églises, dont les libéraux ont toujours ricané et à présent, depuis les élections, qu'ils méprisent carrément, sont, malgré la tragique pensée magique du fondamentalisme religieux, des communautés organiques, humaines qui répondent aux signes de respect pour le groupe. Mais une fois de plus semble-t-il, les démocrates, courant déjà seconds dans une course à deux chevaux, ont décidé de monter leur propre selle à l'envers et espèrent que la puanteur de l'Irak et de Katrina14 abattra le GOP15. Seul Barack Obama16 comprend le truc pour les églises, et a essayé de l'expliquer aux démocrates récemment. Pour autant que je sache, il a reçu les œufs pourris en coulisse. On n'en a pas beaucoup entendu parlé depuis. Il semble ne plus rester de langage dans le lexique politique libéral avec lequel s'adresser à la foi chrétienne. Tout comme il n'y a pas de langage dans le lexique conservateur pour s'adresser à l'islam.
Cela ne change pas le fait qu'environ un tiers des Américains sont plus ou moins des fondamentalistes chrétiens avec des difficultés très réelles auxquelles personne ne s'attaque. Pour eux, l'église est la seule institution restante qui fonctionne et cherche à les aider, offrant aux familles travailleuses un genre de soutien qu'aucun parti politique n'offre de nos jours. Offrez à ces gens quelque chose qu'ils puissent voir et sentir leur arriver, et vous serez agréablement surpris du nombre qui changeront d'état d'esprit. Un sens de la communauté et un soutien réel dans le monde pratique amène bien plus de gens sur les bancs de l'église que la déclamation apocalyptique du prêcheur. Et cela peut se faire face à face. Sauvez un fondamentaliste. Ou un Wilf ou une Pauline ou certains de leur famille. Les rades à bière et les églises fondamentalistes, ainsi que les endroits comme les bureaux de travail intérimaire, sont parmi les plus rugueuses coutures de la société américaine, des endroits où on peut voir non seulement à quel point notre société est déchirée, mais aussi ce qu'il faut pour la réparer.
Voici une proposition qui va me valoir des œufs, pour que je puisse m'asseoir au moins en esprit à côté d'Obama (bien que je ne sois pas entièrement convaincu qu'il puisse demeurer l'alternative qu'il semble être, après avoir essuyé le feu de la direction du Parti Démocrate). La proposition est celle-ci :
17. M. Bageant.
J'ai lu récemment votre article Ce que signifie vraiment la série Left Behind et je me suis sentie poussée à vous écrire.
J'ai grandi dans l'Église Luthérienne Évangélique en Amérique, le groupe le plus libéral de luthériens dans ma région.
Vous penseriez que j'ai grandi en aimant ma foi chrétienne.
Au lieu de cela je la craignais.
J'ai été brutalisée par un camarade de lycée et harcelée sexuellement par un professeur et on me disait constamment que c'était sans espoir, que je ne pourrais plus aller au paradis à cause de ces transgressions.
Même quand j'étais adolescente, je rentrais chez moi dans une maison vide et je pensais :
Ça y est, ils on été ravis au ciel, je vais devoir faire face toute seule
.
Je me suis échappée dans un internat avec une merveilleuse camarade de chambre et un petit ami, tout deux athées.
Même maintenant j'ai peur qu'un jour ma famille disparaisse, que je sois jetée dans les tourments, mais maintenant je ne serai pas seule.
C'est parfois misérable, et parfois je me hais pour cela, mais c'est c'est comme ça et je survis.
Sincérement, M.
18. Heifer International est une organisation caritative dont le principal objet est de distribuer du bétail, des semences et de la formation aux agriculteurs des pays pauvres.
19. Dans le texte : white trash
, littéralement l'ordure blanche
.
20. Oaxaca est une ville et un État du Mexique où, au moment où Joe Bageant écrit ce texte, a lieu une longue et violente grève initiée par les maîtres d'écoles.
21. Les maquiladoras sont des usines de sous-traitance exonérées de droits de douane, principalement implantées au Mexique à proximité de la frontière américaine.
22. La National Public Radio est une organisation à but non lucratif et à financement mixte qui produit des programmes à l'usage de ses stations de radio affiliées.
Se rassembler et lever un million de dollars ou deux et envoyer des gamins fondamentalistes méritants à l'université. Je sais qu'il y a des professionnels de la collecte de fonds parmi les lecteurs, une paire d'entre eux étant deux gros poissons dans le milieu des organisations à but non lucratif et des universités, parce que j'ai reçu du courrier de leur part au cours des années. Quant à savoir quels gamins aider, vous saurez lesquels quand vous les verrez. Et croyez moi, leurs parents de la classe laborieuse ne diront pas non. Regardez ce qui arrive. Par exemple, allez sur mon site et lisez la lettre de M17. J'ai été l'un de ces gamins, et je sais avec certitude l'effet que cela aurait sur la plupart des familles, et l'impact sur des communautés entières. Nous parlons des cœurs et des esprits ici. Les gens qui ont grandi en tenant l'éducation supérieure pour acquise — ces vingt pour cent d'Américains qui sont diplômés d'une école ou d'une université — sous-estiment l'impact de l'expérience sur des gens de familles qui n'ont même jamais espérer s'inscrire. (Les gens vraiment éduqués ignorent aussi les outils que leur donne l'éducation supérieure pour rationaliser leur propre participation aux crimes de l'empire, mais c'est une autre affaire.)
Maintenant, je suis sûr que les libéraux de la classe moyenne et leurs stratèges ont plein d'arguments rationnels sur pourquoi ça ne peut pas se faire.
Tels que : Ce n'est pas une utilisation efficace des fonds compte tenu du résultat...
.
Quel pourrait être un meilleur résultat que libérer des centaines de jeunes gens de l'ignorance ?
Il vaut bien mieux, disent-ils, donner à des organisations plus grandes et plus efficaces et à des organisations non lucratives de bonne conscience libérale.
Au diable les trucs de bonne conscience (tels que l'organisation Heifer18 à laquelle je contribue, mais avec des hésitations croissantes quand je vois leur magazine devenir de plus en plus superficiel et se remplir de célébrités).
Envoyez un gamin de la racaille blanche19 à l'université, ou au moins à l'université locale.
Et quand ils seront là, commanditez peut-être un brave maître d'école d'Oaxaca20 pour qu'il vienne ici et leur apprenne à s'organiser vers le meilleur intérêt de leur classe.
Nous avons oublié comment faire de ce côté de la ceinture de maquiladoras21.
Ou pourquoi pas ceci ? Prenez une seconde hypothèque sur votre propre maison pour sortir un gamin de l'ignorance. Ou si vous êtes trop ric-rac auprès des compagnies de cartes de crédit pour sortir le moindre oseille, alors utilisez quelques jours de vacances et de congés de maladie pour aider quelqu'un directement. Riez. Maintenant riez encore un peu. Tout ce que nous avons en jeu est un État fasciste émergent. C'est le moment de saigner. D'un autre côté, on pourrait se cuisiner du risotto en écoutant NPR22. Mais alors il y aurait cette décision terriblement difficile, concernant le choix du plat de légumes bios. La vie est vache avec ces Américains huppés qui peuvent peut-être affecter la direction nationale.
La gentillesse et la générosité font plus qu'aider les gens matériellement ; elles constituent aussi une réfutation de ce que les gens battus s'attendent à recevoir de leur prochain.
C'est l'expérience, non la parole ou la stratégie qui change les cœurs et les esprits.
Nous ne sommes pas définitivement câblés pour la cupidité et l'égocentrisme.
Regardons autour de nous les cultures qui sont tellement moins égocentriques, en commençant par toutes ces communautés bouddhistes à travers le monde et les population indigènes.
L'attitude américaine s'occuper de soi d'abord
est simplement un message programmé pour nous convaincre que nous sommes seuls, déconnectés, et que c'est chacun pour soi.
Il n'y a pas de chacun pour soi.
Tous ce que nous possédons, jusqu'à nos noms et notre souffle même nous a été donné par autrui, avec l'assistance d'autrui.
Chaque centime que nous gagnons et chaque bien-être dont nous profitons, c'est avec l'assistance d'autrui, une Pauline qui se tenait autrefois sur une ligne de mise en conserve à emballer votre compote de pomme, ou un Wilf qui pose les cloisons dans votre nouvelle maison, ou quelqu'un comme eux.
Le libéralisme/progressisme américain a-t-il un noyau moral ? Un cœur ? Un royaume intérieur ? Le temps le dira. Mais le temps est révolu de la sympathie envers ceux qui couchent avec le Parti Démocrate dans ce bordel à deux lits appelé la politique partisane américaine, puis prétendent qu'il n'y avait pas d'autre option que le parti de la moindre trahison. Personnellement, je me sens trahi par le seul parti que nous ayons jamais eu qui aidait le genre de personnes au Shenandoah (même quand il fallait qu'il soit traîné se débattant et criant par les Noirs et les syndicats), le genre de personnes qui m'ont élevé le mieux qu'ils pouvaient — ces pauvres Américains battus, mal éduqués et exploités qui ne trouvent guère de communauté autre que celles des églises et des rades à bière, et se sont résignés à peu ou pas de justice sur cette terre, sauf celle promise par Dieu.
23. The Old Ship of Zion est une chanson du XIXe dont il existe maintes versions en negro spiritual et en gospel.
En mettant le pied hors de l'obscurité du Shenandoah sur la chaussée, le soleil d'août vous laboure le visage comme une Buick.
Denny descend la rue, le visage enflé et tâché en réaction à ses traitements.
Les voitures flottent, comme suspendues par la chaleur.
Un jeune homme aux traits angéliques, de race mélangée avec des tresses rouges bourgeonnantes, est assis sous le même porche avoisinant où il s'assoit tous les jours, sans emploi et inemployable parce qu'il ne sait pas lire.
Les fidèles en transe à la mission pentecôtiste beuglent, trépignent et chantent Le Vieux Navire de Sion23
.
Le fantôme privé d'un gamin fluet crie : Journaaaaaaux ! Journaaaaaux !
.
Et les vieux garçons tremblotant chez Johnny s'apprêtent à manger des gauffres
L'Amérique — c'est comme une chanson de Roy, si peu de chose et si sacrément belle qu'elle vous donne envie de pleurer. Ou de chanter. On ne sait jamais lequel des deux •